L’arabe dialectal marocain ou la Darija était généralement considéré comme une langue exclusivement orale utilisée pour communiquer oralement dans des contextes informels. Cependant, depuis les années 2000 et surtout avec l’avènement du web interactif 2.0, l’écriture en Darija est devenue courante et largement pratiquée sur les espaces numériques. Ce passage à l’écriture est considéré comme étant informel (Caubet, 2017, p.116) dans le sens où premièrement, il a lieu dans des contextes informels et, deuxièmement, il est pratiqué en dehors du contrôle ou intervention de l’État.
En effet, en l’absence d’une standardisation officielle, des habitudes conscientes ou inconscientes d’écriture de l’arabe dialectal marocain se sont développées sur ces plateformes numériques (réseaux sociaux, WhatsApp, forums, revues électroniques, et.), produisant deux tendances d’écriture. L’une, utilisant la graphie arabe, cherche une adéquation aux nomes de l’arabe standard et veut ainsi s’en rapprocher. L’autre, purement phonétique, échappe à toutes normes, adopte deux types de graphie latine et arabe ainsi que des chiffres à force d’un usage répété.
Ces deux tendances d’écriture se développent d’une manière individuelle et spontanée et aboutissent à une « conventionnalisation » par la force de l’échange et de l’usage répété. En ce sens, Dominique Caubet (2017, p.3) parle d’un apprentissage collectif, non-institutionnel qui relève du Do It Yourself et le décrit comme une action spontanée et collective d’acquisition de la lecture et de l’écriture d’une langue non-codifiée (ibid.). Cependant, s’il semble y avoir une « conventionnalisation » dans certaines pratiques, l’analyse des habitudes orthographiques réelles adoptées par les auteurs montre qu’ils ne partagent pas toujours les mêmes normes orthographiques et les divergences sont assez saillantes.
À cet égard, plusieurs questions s’imposent : existe-t-il des normes qui structurent les comportements orthographiques des usagers de l’arabe dialectal marocain sur les environnements numériques ? Assiste-t-on à une fabrication des normes linguistiques sur ces plateformes numériques ? Ou s’agit-il d’une entreprise individuelle libre et atypique ?
Objectif et méthode
Notre objectif dans cette étude est d’analyser les pratiques et les habitudes orthographiques réelles observées dans la graphie latine et la graphie arabe de l’arabe dialectal marocain sur les environnements numériques, en mettant en exergue les normes adoptées dites non institutionnelles instaurées par l’usage répété.
Le cadre théorique que nous avons adopté s’apparente à la relation entre norme et usage. En effet, nous faisons référence dans cette contribution aux deux acceptions du mot « norme » telles qu’évoquées par Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt (2007, p.X) : « La plus ancienne (...) est celle de « règle, loid'après laquelle on doit se diriger » (Littré, 1877, article « Norme » ; la seconde (...) (issue de la sociologie), norme signifie « état habituel, régulier, conforme à la majorité des cas » (Robert historique, 1992, article « Norme »).
En pratique, ces deux acceptions de norme marquent leur présence dans l’écriture de l’arabe dialectal marocain sur les espaces numériques : (1) norme objective, observable, […] qui renvoie à l’idée de fréquence ou tendance (ibid.), c’est-à-dire à l’usage répété. Et, (2) norme subjective, système de valeurs historiquement situé … , (Gadet, 2003, p.19) dans la mesure où, l'arabe dialectal marocain à l'écrit emprunte à l’arabe standard et/ou au français des normes déjà historiquement établies. Reste à savoir si les deux normes s'appuient l'une sur l'autre (Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt, 2007, p.X), pour former cette orthographe qui semble en construction pour l'arabe dialectal marocain écrit, ou si les divergences sont si importantes que cette entreprise semble bien lointaine.
Quant à la démarche empruntée, elle est descriptive dans le sens où elle nous conduit à décrire les habitudes et les comportements adoptés dans l’écriture de l’arabe marocain ; elle est aussi comparative dans la mesure où elle évoque des phénomènes d’écriture semblables ou divergents par comparaison avec une autre variété de l’arabe, à savoir l’arabe standard.
Les exemples choisis pour cette contribution sont issus de plusieurs supports numériques, à savoir, un recueil des articles rédigés en arabe dialectal marocain dans deux journaux électroniques connus pour leur utilisation de la darija, « goud.ma » et « kifache.com », une collection des publications en arabe marocain sur les réseaux sociaux numériques, notamment Facebook, ainsi que plusieurs interactions numériques d’un groupe d’étudiants marocains sur WhatsApp. En ce qui concerne la transcription de notre corpus, nous avons opté pour un type de transcription largement utilisé dans les études de dialectologie marocaine.
Bref rappel du paysage linguistique marocain
Le paysage linguistique marocain est marqué par la coexistence de plusieurs langues et variétés linguistiques : outre les deux langues officielles, l'arabe et l'amazigh, il y a l'arabe marocain ou darija, qui existe en plusieurs variétés, l'amazigh, qui existe également en plusieurs variétés, et le français et l'espagnol, qui sont deux langues héritées de la période coloniale.
Ces différentes langues ont chacune leur histoire, leur système, leur statut et leur fonction. En ce qui concerne l’arabe dialectal marocain (Darija), objet de notre contribution, il est considéré comme une langue orale non standard, sans statut officiel. Malgré cela, il tire sa force d’une une mouvance sociale qui la porte, le poids de sa masse parlante, la vastitude de son répertoire et la vitalité de la culture qu’elle véhicule (Boukous, 2021, p.121). En ce sens, les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon les statistiques du Haut-Commissariat au Plan, il est la première langue maternelle de 72% de la population du Maroc et est parlé par 90% de la population, car il joue également le rôle de langue véhiculaire entre arabophones et berbérophones.
Le passage à l’écrit de l’arabe dialectal marocain et standardisation
L’écriture en arabe marocain dialectal n’est pas un fait nouveau, en réalité, son utilisation à l’écrit remonte à des écrits anciens de la littérature et de l’art populaires associés à l’oralité tels que les poèmes de Malhoun et de Zajal et le théâtre populaire. Ensuite, comme l’ont souligné plusieurs chercheurs marocains et étrangers, depuis les années 2000, on assiste à une augmentation intéressante de l’usage écrit de l’arabe dialectal marocain dans différents domaines, la presse écrite notamment le magazine Nichan et le journal Al Massae (Aguadé 2006, 2012, Miller 2012), la publicité (Miller 2012, 2015, 2017), le Code de la route (Messaoudi 2002), l’internet (Atifi 2003, Berjaoui 2001, Caubet 2016, Moscoso 2009, Berjaoui 2002), les SMS (Benítez-Fernández 2003, Caubet 2004) et enfin les réseaux sociaux (Caubet 2012, 2013) qui ont donné à l’écriture de l’arabe dialectal marocain un élan très important.
À propos de ce passage à l’écrit de la darija sur les environnements numériques, Dominique Caubet parle d’une littératie numérique qui se développe par le biais d’un apprentissage collectif, non institutionnel (Caubet, 2017, p.391). Catherine Miller va jusqu’à dire qu’il s’agit d’une standardisation et d’une institutionnalisation par les usagers (Miller 2017 :109) d’une darija écrite contemporaine. À l’inverse, Gunvor Mejdell évoque une dé-standardisation (Gunvor, 2017, p. 68) de la langue arabe produite par l’avènement de la communication numérique et l’écriture de l’arabe vernaculaire et mixte.
Or, s’il semble y avoir une « littératie numérique », une « standardisation » ou encore une « dé-standardisation », l’observation des pratiques orthographiques réelles des usagers sur les espaces numériques montre qu’il y a certes une « normalisation » de l’usage de la darija écrite, mais la « normativisation » de cette langue semble être un long chemin à parcourir. En d'autres termes, si l'utilisation de l'écriture de cette langue est devenue un fait normal dans la communication numérique, l'établissement de normes orthographiques spécifiques à cette langue semble être une entreprise délicate, car d'une part les divergences observées dans les pratiques d'écriture sont très présentes, d'autre part parce que la question des normes linguistiques est controversée dans le contexte sociolinguistique marocain, compte tenu du profil des utilisateurs, de leurs intentions et de leurs idéologies. Ainsi, il est légitime de s'interroger sur la pertinence de qualifier en termes de déviances ou de transgressions les divergences observées dans les pratiques orthographiques des utilisateurs de l'arabe dialectal marocain à l'écrit. Cette divergence est tant plus complexe à évaluer, car il n’existe pas de consensus clair sur ce qui constitue les normes orthographiques de la darija. En l’absence d’un référentiel standardisé, il est difficile de définir des critères stricts permettant de juger de la conformité ou de la non-conformité des pratiques orthographiques.
Normes et pratiques de l’arabe marocain écrit sur les espaces numériques
À ses débuts, plus précisément à l’époque de la démocratisation du numérique, l’écriture de l’arabe dialectal se limitait à la graphie latine sur les claviers français, faute d’avoir accès aux claviers arabes. La graphie arabe a commencé à arriver au Maroc en 2009 avec la généralisation des claviers arabes et l’interface arabe de Facebook. Et à partir de 2014/2015, avec l’arrivée des claviers téléchargeables sur les smartphones, l’utilisation des claviers arabes est devenue plus courante.
Nous allons dans un premier temps décrire et analyser les habitudes orthographiques constatées dans la graphie arabe, puis dans un second temps nous aborderons la graphie latine.
Analyse des habitudes orthographiques dans la graphie arabe
En adoptant une démarche comparative, nous tenterons de comparer l’écriture de l’arabe dialectal marocain avec une autre variété de l’arabe, à savoir l’arabe standard. L’objectif est d’évoquer des phénomènes d’écriture semblables ou divergents.
Les interdentales : notées, bien que non-réalisées à l’oral
Les interdentales, ṯ, ḏ et ḏ̣ de l’arabe standard qui sont généralement passées aux dentales avoisinantes à savoir t, d, et ḍ et donc non réalisées en arabe dialectale marocain, on les retrouve souvent transcrites.
Exemples :
- (1) ظروف معنكشة (ḏ̣urūf mʔankša « des conditions difficiles »)
- (2) لحماق هذا (l-ḥmāq haḍā « c’est la folie »)
- (3) ربعين درهم وكثر (rbʔīn dərham w kṯ̣ar « quarante dirhams et plus »)
- (4) خاصو كثر من ثمن السلعة (xāṣū kṯ̣ar mən ṯ̣aman s-səlʔa « il doit augmenter le prix de la marchandise »
Cependant, elles sont peu écrites dans les déictiques et les conjonctions.
Exemples :
- (5) هاد الأحداث ( hād l-ʔaḥdāṯ « ces événements »)
- (6) داك الشي (dāk š-šī « c’est ça »)
- (7) ديال هاد الوقت (dyāl hād l-waqt « de ce temps »)
- (8) ودوك الملايرية (w dūk l-mlayriyya « et ces milliardaires »)
Ainsi, l’existence de l’écriture de ces interdentales peut être justifiée par la recherche de régularité en s’approchant le plus possible des normes de l’écriture de l’arabe standard.
Assimilations et aphérèses : présence de deux comportements orthographiques
Pour les assimilations et les aphérèses, on note deux comportements orthographiques dans leur notation :
Certains usagers suivent les normes de l’écriture de l’arabe standard en ne marquant pas les assimilations et les aphérèses comme le prescrit la norme de cette langue. D’autres ont tendance à écrire phonétiquement, en fondant parfois les formes des mots, comme dans l’exemple (9) fin mālqa raṣu, écrit fimālqa raṣu, avec une assimilation de la dernière consonne de la préposition fin à la particule ma-. De même, l’indice de personne n- assimilé par la consonne initiale r du verbe, disparaît dans la graphie (10) bġitu-na n-rәžʕu l-lūr, écrit bġitu-na rәžʕu l-lūr. Enfin dans l’expression (11) bāš yqdər yxdəm ʔawtani, le mot ʔawdtani prononcé ʔawtani avec aphérèse de d. on le trouve écrit comme il se prononce.
- (9)راسو فمالقى ( fin mālqa raṣu « où il se trouve », écrit fimālqa raṣu)
- (10)رجعو للور بغتونا ( bġitu-na n-rәžʕu l-lūr « vous voulez que nous retournions en arrière, écrit bġitu-na rәžʕu l-lūr )
- (11) باش يقدر يخدم عاوتان (bāš yqdər yxdəm ʔawdtani « pour qu’il puisse travailler encore », écrit bāš yqdər yxdəm ʔawtani )
Les voyelles longues : un problème récurrent dans l’arabe marocain ayant des répercussions sur son écriture
La question des voyelles longues en parlers de l’arabe marocain est discutable. Le problème phonologique de savoir si telle voyelle est effectivement réalisée longue, ou seulement moyenne est souvent posé par les linguistes. Ce problème a évidemment des répercussions sur l’orthographe de l’arabe marocain dialectal. En effet, on remarque des différences d’un usager à l’autre et parfois chez le même usager.
Par exemple, à la conjugaison suffixale, dans l’indice de personnes à la 2ème pers. du singulier -ti, la voyelle est brève. Mais on peut la trouver écrite avec une longue : kūntī, bqitī, ymšī
- (12) كنتي (kūntī « tu étais »)
- (13) بقيتي تما ( bqitī təma « tu es resté là »)
- (14) يمشي لبلادو (ymšī l-blādū « qu’il parte à son pays »)
Il en est de même des pronoms affixes de la 3e personne du masculin singulier, réalisés [u] en arabe dialectal ; ils sont très majoritairement écrits ū : sləʔtū, l-blādū.
- (15) سلعتو (sləʔtū « sa marchandise »)
- (16) يمشي لبلادو (ymšī l-blādū « qu’il parte à son pays »)
Des allongements sont également présents dans des mots tels que mūškīl, mūškīla.
- (17) موشكيل (mūškīl « problème »)
- (18) موشكيلة حقيقية هادي (mūškīla ḥaqīqiyya hādī « une vraie problématique celle-là »)
Ces allongements se manifestent par la présence d’une voyelle longue. Ils sont utilisés dans diverses situations, notamment pour accentuer des mots et exprimer l’intensité, surtout dans des contextes d’oralité où l’accent et l’intonation jouent un rôle important.
La négation
La particule de négation ma pose également problème dans sa notation. Deux questions se posent : la première concerne sa longueur et la deuxième son rattachement ou pas à la forme verbale. En effet, on trouve une forme longue qui n’est pas rattachée à la forme verbale ماقبلتيهاش/ مابغيتيش ; comme on peut trouver une forme brève, attachée à la forme verbale : مكيفوتوش
- (19)ماقبلتيهاش (māqbəltīhāš « tu ne l’as pas acceptée »), مابغيتيش (mābġītīš « tu n’as pas voulu »)
- (20) Une forme brève : مكيفوتوش (makayfūtūš « ils ne dépassent pas »)
L’allongement ou la forme brève de la particule « ma » dépend en grande partie du contexte, tout comme à l’oral. On peut donc considérer qu’il s’agit soit d’une variante libre, soit d’une variante avec plus d’emphase, marquée par un accent d’accentuation ou d’insistance dans des contextes d’oralité. Ainsi, la notation de la particule de négation « ma » sur les espaces numériques peut varier en fonction du contexte, reflétant ainsi les nuances et les variations propres à l’usage oral de l’arabe dialectal marocain.
Les pluriels des verbes sont majoritairement écrits « و » ou parfois « وا » comme en arabe standard :
- (21) قادو لينا ( qāddū līna « faites-nous »
- (22) نبيعو نشريو ( nbīʔū nšrīw « nous vendons et nous achetons »)
- (23) نسمعوا ليها ( nsmʔū līha « on l’écoute »)
De manière générale, deux tendances d’écriture en caractères arabes peuvent être observées dans les comportements orthographiques des usagers de l’arabe dialectal marocain sur les environnements numériques :
- La première tend à être la plus régulière possible en respectant autant que faire se peut les normes de l’arabe standard. On la trouve surtout sur les sites web des journaux électroniques.
- La seconde est irrégulière, divergente purement, phonétique, relâchée, hors-normes, pratiquée notamment sur les réseaux sociaux numériques.
Cette deuxième forme d’écriture pourrait relever de ce que certains linguistes de l’oral désignent par le terme d’ « écrit de conception orale » (Gadet 1996, entre autres) ou ce que les chercheurs en Analyse du Discours (ADN) identifient comme un genre d’écrit « mixte » ou « hybride » (Chovancová 2006, entre autres), relevant à la fois de l’oralité et de la scripturalité numérique. Cette forme d’écriture vise à capturer l’authenticité et la spontanéité de la parole en reproduisant, à l’écrit, les structures linguistiques, les accents et les rythmes propres à l’oralité.
Analyse des habitudes orthographiques dans la graphie latine
Les habitudes d’écriture en graphie latine sont apparues à partir des années 2000 avec l’apparition des téléphones portables pour envoyer des SMS. À cette époque, les claviers arabes n’étaient pas disponibles, on cherchait donc à adapter des phonèmes marocains à la graphie latine en recourant notamment aux chiffres pour transcrire les graphèmes manquants. Par ailleurs, les normes de l’orthographe française sont bien présentes dans ces habitudes d’écriture.
Utilisation des chiffres pour des graphèmes manquants
Les chiffres 9, 7, 5 et 3 sont utilisés, par ressemblances avec les lettres arabes (ع ,خ ,ح ,ق), pour transcrire respectivement les phonèmes /q/, /ḥ/, /x/, /ʔ/ inexistants dans le système phonétique français :
- (24) Le 9 pour le /q/ (par ressemblance à la lettre qaf ق de l’arabe) : matwaf9ich « n’accepte pas », b9a « reste », tri9ek « ta route »
- (25) Le 7 pour le /ḥ/ (par ressemblance à la lettre ḥa ح de l’arabe) : 7yatek « ta vie », 7a9ou « son droit »
- (26) Le 5 pour le /x/ (en raison de sa ressemblance avec la lettre khaخ et, surtout, du fait que le chiffre cinq « xamsa » commence par le même phonème/graphème /x/). Exemple : 5ay « mon frère »
- (27) Le 3 pour le /ʔ/ (par ressemblance à la lettre ʔayn ع de l’arabe) : y3tewak « ils te donnent », ba3da « quand-même », rja3t « je suis retourné »
Il est à noter que les doublets (gh/r, ḥ/h,kh/5) sont très fréquents ce qui crée des confusions, mais il semble que cela n’affecte pas la compréhension grâce au travail de reconstruction du sens par le déchiffrage et la lecture (Caubet, 2017).
- (28) Le /ġ/ est transcrit gh ou r, avec un risque de confusion avec le phonème /r/ : ratb9a / ghatb9a « tu resteras »
- (29) Le /ḥ/ et le /h / : yferhek ou yfer7ek « te rend heureux », hyatek, 7yatek « ta vie »
- (30) Le /x/ est transcrit kh, x ou 5 : khouya /xouya/ 5ouya « mon frère »
Influence des normes de l’orthographe française
Dans la graphie latine, l’influence des normes de l’orthographe française est importante ; on trouve par exemple :
- Les digrammes : groupe de deux lettres représentant un seul phonème.
- (31) gh pour le ghayn [ġ] : lmaghrib « le Maroc », sghir « petit », ghali « cher »
- (32) ss pour [s] : nnass « les gens », ybouss li rassi « il m’embrasse la tête »
- (33) ch pour [š] : 3ayech « il vit », makayench « il n’y a pas », 3lach « pourquoi »
- (34) kh pour [x]: lkhout « les frères », wakha « d’accord », khdma « travail »
- (35) ou pour [u] : douk « ceux », bedlihoum « change les », walou « rien »
- Le e muet du français qui apparait souvent en fin de mot :
- (36) kifache « comment »
- (37) nichane « direct »
- Le ə, voyelle d’aperture moyenne de l’arabe marocain se trouve noté e (voyelle du français) :
- (38) 3ayech « il vit »
- (39) gales « assis »
Cette notation s’explique par le fait qu’en arabe dialectal marocain, les voyelles brèves (a, u et i) sont souvent réalisées à l’oral sous la forme de schwa [ə], qui est une voyelle centrale ou d’aperture moyenne. Ainsi, lorsqu’il s’agit de transcrire cette réalisation en graphie latine, les utilisateurs des espaces numériques ont tendance à choisir la lettre « e » du Français. Cette préférence s’explique par le fait que la voyelle schwa [ə] ne présente pas d’opposition distincte avec d’autres voyelles telles que « i » ou « e ». Sa prononciation peut varier en fonction des particularités phonétiques des régions. Par exemple, dans le parler jebli du nord-ouest du Maroc, la prononciation de galəs assimile le schwa à un « i » (galis).
- La gémination est parfois marquée par une double consonne parfois n’est pas marquée bien qu’elle existe à l’oral.
- (40) bzzaf / bzaf « beaucoup »
En général, plusieurs procédés sont adoptés, mais il n’y a pas des régularités. Cette écriture est principalement phonétique, relâchée, pratiquée surtout sur des espaces informels notamment les réseaux sociaux.
Par ailleurs, le choix du clavier latin permet une alternance codique arabe marocain/français très fluide. Ainsi tous les éléments de cette alternance jouissent d’un statut égal et se fusionnent au point de produire une langue difficilement dissociable comme dans l'extrait ci-dessous où il est presque impossible de distinguer les deux langues :
- (41) « La femme arabe est (…) la seule et l’unique fautive tsbar otskot. Ben oui ach daha t3ich avec son temps, tdkhol lfacebook, ach daha tdir une photo de profil halal 3leikom wa haram 3aleyna = skyzophrénie »
Discussion des résultats
Les régularités et les divergences présentées ci-dessus sont loin d’être exhaustives, mais elles offrent un aperçu général des habitudes orthographiques des utilisateurs de l’arabe dialectal marocain sur les environnements numériques. Qu’elles soient inconscientes ou résultantes de décisions conscientes, il est important de souligner, à l’instar de Catherine Miller, que « la manière d’écrire n’est jamais neutre » (2017, p.91). En effet, ces choix orthographiques sont des phénomènes métalinguistiques socialement conditionnés qui reflètent les attitudes des utilisateurs envers l’utilisation écrite de l’arabe dialectal marocain et leur relation avec l’arabe dialectal et l’arabe standard. Certains visent à se rapprocher de l’arabe standard, tandis que d’autres cherchent à marquer une rupture entre l’arabe dialectal et le standard. Par exemple, un locuteur qui soutient une idéologie linguistique pro-arabe privilégiera de suivre les normes de l’arabe standard lorsqu’il écrit en arabe dialectal marocain. Un autre locuteur, ayant reçu un enseignement francophone ou majoritairement en français, optera plutôt pour le clavier français et s’adaptera consciemment ou inconsciemment aux normes orthographiques du Français.
Il est important de souligner que le rapport entre la darija et l’arabe standard au Maroc est un sujet de débat complexe. Si l’on se réfère à la définition classique de la diglossie établie par Ferguson en 1959, l’arabe standard est considéré comme la variété haute (H) de la langue, jouissant généralement d'un grand prestige et étant utilisé dans les contextes formels et écrits. En revanche, la darija, en tant que variété basse (L), est principalement utilisée dans les échanges oraux et informels du quotidien. Cette situation diglossique pose des défis lorsqu’il s’agit d’écrire la darija. En effet, lorsqu’elle est transcrite en utilisant la graphie arabe, on observe une certaine influence des normes de l’arabe standard. Cela se manifeste à travers des choix orthographiques qui reflètent les prononciations de la darija tout en respectant les normes de l’arabe standard.
Ces comportements orthographiques dépendent également du profil des utilisateurs, y compris leur niveau d’enseignement, leur familiarité avec les normes orthographiques et leur exposition aux différentes langues. Les utilisateurs ayant un niveau scolaire plus avancé et une exposition plus fréquente à l’arabe standard peuvent avoir tendance à suivre les normes orthographiques de cette variété lorsqu’ils écrivent en arabe dialectal. D’autre part, ceux qui ont reçu un enseignement francophone ou qui sont plus familiers avec la langue française peuvent être influencés par les normes orthographiques du français lorsqu’ils écrivent l’arabe dialectal marocain.
La prononciation régionale joue également un rôle important dans les choix orthographiques. En effet, la darija est une langue vivante et dynamique, parlée dans différentes régions du Maroc, et chaque région a ses particularités en termes de prononciation. Par conséquent, les locuteurs de la darija peuvent adapter leur écriture en fonction de leur prononciation régionale spécifique. C’est ainsi que pour un même mot, différentes orthographes sont utilisées. Par exemple, le mot muhim « important » peut avoir plusieurs translittérations différentes : mohim, mouhim, mohime,mouhime, moheme, mouheme, mohem, mouhem, etc.
En somme, l’écriture de l’arabe dialectal marocain est influencée par plusieurs facteurs, notamment le statut diglossique de la langue, l’influence du français, ainsi que le profil des utilisateurs qui comprend leur idéologie linguistique, leur niveau d’enseignement, leur familiarité avec les normes orthographiques de différentes langues et leur prononciation régionale.
Conclusion
En conclusion, l’arabe dialectal marocain, langue qui ne possède pas de normes orthographiques officielles, est en train d’en fabriquer d’une manière informelle sur les espaces numériques. Ce processus se déroule de manière collaborative et spontanée. Les utilisateurs échangent et interagissent entre eux, ce qui favorise l’émergence de conventions orthographiques partagées. Par exemple, certains mots ou expressions peuvent être transcrits de différentes manières, mais au fil du temps et grâce à l’usage répété, une forme prédominante peut émerger et être adoptée.
Cependant, en l’absence d’une normalisation officielle, les divergences et les variations sont fréquentes dans l’écriture de l’arabe dialectal marocain. Ces divergences sont le résultat de multiples facteurs, notamment les préférences et les idéologies linguistiques des utilisateurs, leur niveau d’enseignement, leur familiarité avec les normes orthographiques de différentes langues, ainsi que leur prononciation régionale. Les contextes d’écriture, tels que les presses électroniques, les forums, les réseaux sociaux et les plateformes de messagerie instantanée, jouent également un rôle dans ces variations orthographiques. Les aspects linguistiques spécifiques à la structure interne de l’arabe marocain, comme les voyelles longues, les interdentales, le schwa et les assimilations, contribuent également à ces divergences. Face à cette diversité, il y a eu des initiatives extra-institutionnelles pour normaliser l’arabe dialectal marocain et harmoniser son système de notation, mais elles restent limitées dans leur portée et leur adoption.
Finalement, il convient de souligner que le fait de rester « hors-normes » favorise la créativité et la liberté d’expression. En effet, il n’y a pas de règles orthographiques strictes, et la notion de faute est pratiquement inexistante. Chaque utilisateur a ainsi la possibilité d’improviser sa propre orthographe, ce qui permet une plus grande liberté d’expression.
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