Actes n°2022 / LE DISCOURS HORS-NORME(S) OU L'ATYPIE DU DISCOURS

Introduction

Camille Bouzereau, Nesrine Raissi, Cwiosna Roques

Résumé

Mots-clés

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Le présent volume rassemble les contributions des chercheur•euse•s qui ont participé à la douzième édition du Colloque Jeunes Chercheurs (CJC 2022) de Praxiling (UMR 5267) organisé à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, en juin 2022. Ce colloque pluridisciplinaire, destiné à tout•e•s les doctorant•e•s et docteur•e•s dont les travaux portent sur des discours considérés comme atypiques, hors-norme(s), a réuni seize communications et deux conférences plénières. 

L’objectif de ce colloque était de poursuivre la réflexion sur le discours hors-norme(s) ou atypique, autour de ses spécificités et de ses caractéristiques discursives. En effet, dans le cadre des cinquièmes Rencontres Scientifiques Sherbrooke-Montpellier qui ont eu lieu en juin 2015 à l’Université de Sherbrooke, des chercheurs et chercheuses des laboratoires Praxiling (Montpellier, Paul Valéry 3 & CNRS), CRISES (Montréal, UQAM) et CRIFUQ (Sherbrooke) se sont intéressés à la question des discours « hors-normes » en employant des approches, concepts et méthodes propres aux différentes disciplines de la linguistique et à d’autres domaines des sciences humaines et sociales qui prennent le langage en considération. C’est dans la continuité de ces réflexions que s’inscrit ce numéro.

La question du discours « hors-normes » pose nécessairement celle de la norme. De ce point de vue, on considère qu’un discours est « normé » à partir du moment où il répond à des principes partagés par une communauté linguistique. La norme peut ainsi être définie en fonction des règles qui régissent une langue, comme le souligne Dubois : « Tout ce qui est d'usage commun et courant dans une communauté linguistique ; la norme correspond alors à l'institution sociale que constitue la langue » (Dubois et al., 1973 : 342). Dans le cas du français, le débat au sujet de la norme n'est pas récent. Le XVIIème siècle a vu naître l’Académie française, dont la velléité est alors d'apporter « tout le soin et toute la diligence [pour] donner des règles certaines à notre langue et la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » (Article 24 des Statuts, 1635). Au-delà de cette question de "purification" de la langue et des polémiques évidentes qui en découlent, de nombreux dissensus ont perduré avec le temps. Les normes du français n’ont cessé d’être remises en question et d’évoluer, influencées par les usages et mettant en lumière la difficulté de définir des règles immuables à une langue.


Ce constat s’explique par le fait que les langues vivantes demeurent dans un processus constant d’évolution. Or, une pluralité de facteurs tels que les usages et les comportements langagiers (Siouffi & Steuckardt, 2007) se voient généralement cristallisés dans les manuels scolaires, dans les grammaires ou bien dans les dictionnaires. Ils concernent l’orthographe, la typographie, la syntaxe, la morphosyntaxe, ou encore le lexique. Cela signifie-t-il que tous les discours qui ne suivent pas ces règles relèvent du « discours hors-norme(s) » ? Sur quoi se fonder linguistiquement pour les identifier ? Enfin, comment appréhender aujourd’hui cette catégorisation du discours hors-norme(s) qui circule dans les différentes disciplines des sciences du langage ?

La catégorisation du discours hors-norme(s) peut se manifester autant à l’écrit qu’à l’oral (Blanche-Benveniste, 2010). Au niveau de l’oral, les travaux en acquisition du langage, plus particulièrement ceux sur le plurilinguisme, et les recherches menées sur les erreurs d’apprenants d’une langue vivante seconde ou troisième, interrogent la question de la norme en la confrontant à ses propres paradigmes d’usage. Ainsi, nous nous interrogeons sur la relation de l’oral à l’écrit pour appréhender la catégorie du discours hors-norme(s). Il convient, dans ce cadre, d’observer les faits langagiers selon plusieurs axes, avec une approche pluridisciplinaire, afin de considérer le maximum d’éléments congruents relatifs aux locuteurs et à la situation qui les anime.

Enfin, il apparaît primordial, lorsque l’on interroge la norme et ses variations à l’oral, de s’intéresser aux troubles du langage et de la communication. Il s’agit, dans ce contexte, de rendre compte des phénomènes atypiques observables lorsque le discours est altéré. Nous retenons par exemple les troubles spécifiques du langage, les troubles de la fluence, ou bien les troubles langagiers consécutifs à une pathologie neurodégénérative, un déficit intellectuel, un trouble neurodéveloppemental, un accident vasculaire cérébral, ou encore d’autres difficultés liées par exemple au fonctionnement de l’appareil phonatoire et/ou auditif. La manifestation de ces troubles est notamment abordée à la lumière des aspects prosodiques, phonétiques, phonologiques, lexicaux, sémantiques, morphologiques ou syntaxiques.

Dans ce numéro, des spécialistes de l’analyse du discours, de la linguistique de l’énonciation, de la pragmatique, de la syntaxe, de la phonétique/phonologie, de la sémantique, de la lexicologie ou de la morphologie prennent part aux réflexions sur les discours qui ne répondraient pas à la notion de norme linguistique telle qu’elle est établie à ce jour, et ainsi porter leur pierre à l’édifice de la catégorisation que représente le discours hors-norme(s).

À cet effet, trois axes sont développés afin d’étudier le discours hors- norme(s) : en analyse du discours, en acquisition du langage et dans les troubles du langage. 

Présentation des axes 

Le discours hors-norme(s) en analyse du discours

Les contributions en analyse du discours s’intéressent aux manifestations linguistiques ou discursives de la catégorie hors-norme(s) – manifestations qui dépendent intrinsèquement du genre discursif et qui peuvent s’actualiser discursivement au niveau du mot, du syntagme, voire du paradigme.

Dans cet axe, les réflexions s’actualisent notamment autour du discours littéraire. En effet, en raison de ses caractéristiques discursives et linguistiques singulières, le discours littéraire présente des normes génériques poreuses. Il se distingue par une esthétisation qui défie les principes du genre normatif. Dès lors, les auteur•trice•s s’interrogent sur les relations qu’entretient le discours littéraire avec les normes langagières (Barthes, 1984). Quelles peuvent être les marqueurs du discours littéraire hors-norme(s) et à quels niveaux linguistiques se manifestent-ils ? Quelles sont les spécificités et les enjeux discursifs voire fictionnels du discours littéraire ?

Le discours hors-norme(s) dans l’acquisition du langage et l’apprentissage des langues

L’acquisition typique du langage est souvent décrite comme comprenant plusieurs étapes telles que le babillage, l’apparition des premiers mots, des premières combinaisons de mots, l’émergence et la complexification de la syntaxe, etc. Si ces étapes sont plus ou moins communes à tous les enfants et dans toutes les langues, il est toutefois nécessaire de relativiser cette apparente uniformité en soulignant la très grande variabilité intra et inter- individuelle qui caractérise cette acquisition (Bates et al., 1995). Par ailleurs, la question se pose de ce qui relève d’un développement typique et de ce qui relève d’un développement atypique. À partir de quand peut-on parler d’atypicité dans des corpus consacrés à des paroles d’enfant ? La frontière entre typicité et atypicité est finalement ténue et intéressante à étudier, notamment dans le cas de la détection précoce des troubles du langage (cf. axe 3). 

Le discours hors-norme(s) et les troubles du langage

Souvent difficiles à saisir, les troubles du langage et de la communication peuvent être abordés sous de nombreux angles. Qu’ils soient spécifiques à la parole ou au langage, consécutifs à une pathologie neurodégénérative, à un trouble neurodéveloppemental, à un bégaiement, à un accident vasculaire cérébral ou d’autres difficultés liées aux fonctionnements de l’appareil phonatoire et/ou auditif (consécutives à une surdité par exemple), les troubles du langage se manifestent à divers égards et peuvent affecter toutes les modalités du discours et de la parole, constituant un frein majeur à la communication et à l’inclusion chez les enfants ou chez les adultes. La manifestation de ces troubles est abordée à la lumière de l’analyse de discours, l’énonciation ou la pragmatique, la phonétique/phonologie, la sémantique, la lexicologie ou la morphologie. Sur le plan clinique et linguistique, nous cherchons à confronter des cas variés, concernant un ou plusieurs phénomènes linguistiques, afin de répondre à la question : quelles sont les caractéristiques et atypicités permettant de distinguer le discours normé du discours altéré par un trouble du langage ou de la communication (Bishop et al., 2017) ? 

Présentation des contributions

En analyse du discours, c’est à travers l’étude des témoignages des déportés juifs et des réfugiés espagnols durant la Seconde Guerre Mondiale que Nesrine Raissi, doctorante à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, traite du hors-norme. Son travail intitulé « Le hors-norme dans l’expérience concentrationnaire : cas de la nomination du camp de Rivesaltes » analyse ce qu’il y a de commun et de différent pour nommer ce vécu hors norme, à savoir le vécu concentrationnaire. 

Katia Darmaun, doctorante en linguistique allemande à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, propose un travail intitulé « La textualité rythmique d'un discours hors-normes : le discours intérieur dans La Mort de Virgile de Hermann Broch ». Son article s’immerge ainsi dans les profondeurs du discours intérieur littéraire dont l’autrice essaye de délimiter les contours définitionnels en repérant les marqueurs discursifs hors-normes du discours intérieur dans la Mort de Virgile d’Hermann Broch. 

Hélène Suquet, professeure agrégée de lettres modernes et doctorante à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, porte une réflexion sur le coassement de la langue dans l’oeuvre de la dramaturge contemporaine Solenn Jarniou, Le manager, les deux crapauds et l’air du temps. Elle étudie la construction discursive du hors-norme dans le discours de personnages atypiques que le conseiller de pôle emploi tente de réintégrer dans le monde du travail. L’autrice souligne la violence de ce qu’elle appelle la « normalisation professionnelle » car les crapauds sont obligés de renoncer à leur langage en le remplaçant par un autre, jugé plus « conventionnel » par le conseiller et complètement rigide et apoétique par les crapauds. Elle considère que l’atypicité du discours des crapauds est une sorte de résistance à cette standardisation voulue par le marché du travail.

Dans son article, Mourad El Baroudi, docteur en linguistique à l’université Sidi Mohammed Ben Abdallah de Fès (Maroc), s’interroge sur l’écriture de l’arabe dialectal marocain (Darija) dans l’espace numérique. Le hors-norme, dans cette écriture, est lié à l’absence de normativisation officielle, ce qui a donné naissance à deux tendances d’écriture : l’une se construit sur la base des normes de l’arabe standard, et l’autre est un mélange de graphies latine et arabe ainsi que des chiffres. Elle échappe à toute norme officielle. L’auteur montre que l’arabe dialectal fabrique ses normes orthographiques sur l’espace numérique par le biais d’échanges collaboratifs et spontanés. 

Doctorante en sciences du langage au laboratoire Praxiling de l’Université Paul Valéry Montpellier 3, Elora Danjean travaille sur les représentations de l’autisme et des personnes autistes dans les médias français depuis les années 1940, époque à laquelle le thème apparaît pour la première fois dans la presse nationale, jusqu’à nos jours. Ses analyses discursives s’appuient sur les mots et contextes associés à l’autisme. Dans cet article, elle propose des résultats préliminaires concernant la période 2013-2021, grâce à un corpus constitué de trois sources (Le Monde, Le Figaro et Libération), récupéré via la base de données Europresse. Elle interroge notamment l’évolution des représentations depuis le plan autisme lancé en 2013, suite aux recommandations de la Haute Autorité de Santé en 2012.

Après une thèse en sciences du langage sur les approches statistiques et informatiques déployées pour le traitement de corpus longitudinaux en acquisition du français langue première, Andrea Briglia, post-doctorant dans l’équipe CRISSP du laboratoire GIPSA de l’Université de Grenoble, fait ici l’état de l’art de la notion de variation en traitement automatique du langage. Il questionne le statut de la norme à partir d’exemples de calculs automatiques de distribution de fréquences et de reconnaissance de motifs séquentiels sur un corpus longitudinal d’enfants apprenants du français langue première, le corpus CoLaJE (Morgenstern & Parisse, 2012).

Bibliographie

Bakhtine, M. (1984). « Les genres du discours ». Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard.
Barthes, R. (1984). Le bruissement de la langue. Paris : Seuil.
Bates, E., Dale, P. S., & Thal, D. (1995). Individual differences and their implications for theories of language development. The handbook of child language, 30, 96-151.
Bikialo, S. (2019). Discours hors-normes et discours littéraire : ce qu’en disent la ponctuation et les genres de discours. Les Éditions de l’université de Sherbrooke : Sherbrooke.
Bisho, D., Snowling, M., Thompson, P., & Greenhalgh, T. (2017). CATALISE-2 consortium. CATALISE: a multinational and multidisciplinary Delphi consensus study of problems with language development. Phase 2. Terminology. The Journal of Child Psychology. {5:e2484v2} https://doi.org/10.7287/peerj.preprints.2484v2}.
Blanche-Benveniste, C. (2010). Approches de la langue parlée en français. Paris-Gap : Ophrys.
Danon-Boileau, L. (2018). Les troubles du langage et de la communication chez l'enfant. Paris : Presses Universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.danon.2018.01.
Dubois, J., Marcellesi, J-B., Méyel, J-P. & Giascamo, M. (1973). Dictionnaire de linguistique. Paris : Larousse.
Klein, W. (1989). L'acquisition de langue étrangère. Paris : Armand Colin.
Siouffi, G., & Steuckardt, A. (éds). (2007). Les linguistes et la norme. Berne : Peter Lang.

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Le hors-norme dans l’expérience concentrationnaire : cas de la nomination du camp de Rivesaltes

Nesrine Raissi

Résumé : Les récits des déportés juifs et des réfugiés espagnols durant la Seconde Guerre mondiale sont riches en nominations. Chaque groupe d’internés représente et catégorise l’un des camps les plus emblématiques de cette période, à savoir celui de Rivesaltes, selon sa perception de l’espace. Nous tenterons dans cet article d’identifier en discours ces nominations qui relèvent d’un vécu hors-norme : le vécu concentrationnaire. Il s’agit, dans un premier temps, de relever toutes les nominations communes à chacun des groupes en...

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