Aujourd’hui, le camp de Rivesaltes est un référent historique auquel certains historiens, comme Nicolas Lebourg, donnent le nom de « Tour de Babel » (Le Monde, 15 octobre 2015), car il porte une pluralité mémorielle très douloureuse. Qu’il s’agisse des Républicains espagnols ayant fui Franco, des Juifs ou des Tsiganes ; toutes ces populations ont vécu, de janvier 1941 à novembre 1942 l’expérience concentrationnaire au camp de Rivesaltes. Comment les témoins parlent-ils du camp de Rivesaltes dans leurs discours ? Quelles valeurs affectives, mémorielles et existentielles lui associent-ils à la lumière de leur expérience en tant qu’anciens internés ?
Pour appréhender les différentes nominations attribuées à ce référent, nous aborderons une série d’entretiens, réalisés et transcrits dans le cadre de l’équipex Matrice, porté par Denis Peschanski, lequel a permis de recueillir entre 2007 et 2014 les témoignages de personnes internées au Camp de Rivesaltes. On propose d’analyser un corpus de vingt-huit témoignages de réfugiés espagnols et de déportés juifs, détenus entre 1941 et 1942. Ce corpus, composé de 883 095 mots, sera traité à l’aide du logiciel textométrique TXM dans une perspective d’analyse lexico-sémantique destinée à repérer, à recenser et à caractériser les items en lien avec l’espace d’internement que représente le camp de Rivesaltes aux yeux Des personnes internées.
Cette contribution se propose donc de décrire une activité de nomination ayant pour objet un référent atypique qui renvoie à l’expérience concentrationnaire : le camp de Rivesaltes. Nous tenterons de mettre en lumière l’atypicité qui s’est cristallisée dans la nomination de ce référent, en explorant le corpus des témoignages de Rivesaltes[1]. On montrera que c’est l’expérience vécue, l’expérience d’internement, qui est hors-norme dans notre cas et non le discours lui-même.
Ce travail sera réparti en deux grandes parties : après avoir défini la notion de nomination en analyse du discours, on relèvera les différentes nominations du camp de Rivesaltes dans les témoignages en distinguant nominations communes et nominations divergentes.
Définition de la nomination
La nomination est un procédé discursif très étudié par les analystes du discours, notamment à travers les travaux pionniers de Paul Siblot qui considère que la nomination permet au locuteur de se positionner par rapport à l’objet nommé : « en même temps qu’elle catégorise l’objet nommé, positionne l’instance nommante à l’égard de ce dernier » (1997, p. 42), c’est-à-dire que la nomination peut être considérée comme une forme de marquage identitaire.
Produire un discours nécessite une sélection de mots qui correspondent au contexte et au message que le locuteur souhaite transmettre à son interlocuteur. Autrement dit, pour nommer, il faut puiser dans son répertoire lexical dans le but de catégoriser un objet du monde. Nommer un référent peut ainsi se faire par sélection ou par invention d’un nouveau signe (Siblot et Steuckardt, 2017, p. 304-308). La première opération renvoie l’existence d’une catégorie socialement approuvée, la seconde consiste en l’invention d’une nouvelle catégorie. Cette dernière opération consiste soit à engendrer de nouveaux signifiants, soit à attribuer un nouveau signifié à un référent déjà existant. Par exemple, le mot pied signifie à l’origine : « Partie inférieure articulée à l'extrémité de la jambe, pouvant reposer à plat sur le sol et permettant la station verticale et la marche » (Le Petit Robert, 2021). Par la suite, un autre signifié s’est ajouté « Unité de mesure », attesté depuis le XIe siècle selon le Petit Robert, et un autre vers le milieu du XIIe « Base, support », attesté depuis le XIIe siècle. Le locuteur peut aussi inventer un nouveau signifiant, comme c’est le cas pour le mot covidiot[2] créé pendant la crise sanitaire (la COVID), et qui a intégré l’Urban Dictionary[3]. Il est employé pour définir les personnes qui ne respectent pas et qui ignorent le protocole sanitaire, il s’est vite répandu sur la toile grâce aux réseaux sociaux.
La nomination peut donc être considérée non seulement comme une activité linguistique, mais aussi comme une activité sociale car elle dépend d’un choix, des représentations du locuteur, de paramètres sociaux : la famille, l’âge, la profession, etc.
Nommer, c’est actualiser et catégoriser
L’actualisation est un processus de contextualisation, car actualiser un mot est une opération linguistique qui permet de « passer des potentialités de la langue à la réalité d’un discours » (Bres, Détrie, Siblot, Verine et Steuckardt, 2017, p. 16). Autrement dit, on passe du virtuel au réel. Actualiser un nom revient à lui attribuer un marquage grammatical par l’emploi des déterminants. Par ces marqueurs, le locuteur détermine son positionnement vis-à-vis du référent en partant du postulat que chaque déterminant a un sens, a une valeur bien significative. Margot Wicki-Schwarzschild (une internée juive), dans son énoncé « Oui, vraiment c'était une femme courageuse. Et c'était une femme formidable, jusqu'à sa fin où elle est morte ici dans cette chambre et qu'on l'a vue, qu'on a fait les adieux avec elle, en 2001 » (Margot, 2007), actualise le nom femme par le déterminant indéfini une. L’actualisation par l’indéfini appréhende le groupe nominal une femme comme un exemplaire indéterminé de la catégorie « des femmes courageuses » et « des femmes formidables ». Donc, quand un locuteur actualise un nom, il actualise tout un programme de sens.
Nommer, c’est représenter
Le nom attribué au référent dépend du vécu et de l’expérience personnelle du locuteur. Si le référent est nommé par exemple par un axiologique dépréciatif, cela supposerait que le locuteur aurait eu une mauvaise expérience, et c’est cette expérience qui aurait construit sa représentation. Dans les témoignages de Rivesaltes, le camp fait l’objet de plusieurs représentations liées intrinsèquement au vécu concentrationnaire des internés. En ce qui concerne l’espace, certains témoins, comme Norbert, considèrent le camp comme un endroit qui provoque la peur.
Je me rappelle également que dans l'îlot, il y avait un homme et une femme qui étaient gardiens, c'était des Français. C'était des Français. Elle, je la vois toujours elle était élancée, svelte, blonde et lui il était plutôt petit. Ils se promenaient toujours ensemble et les gens disaient qu'ils étaient frère et sœur, mais ne se ressemblaient pas. Et euh, mais lui il avait un …, je ne sais pas comment on dit en français, un knüppel ? Une cravache. Une cravache dans la main, je crois qu'il frappait les gens. Et, euh, et, et eux, ils surveillaient. Et elle était toujours vêtue d'une, d'une sorte de, comme une infirmière, d'une sorte de manteau blanc. Et ce dont je me rappelle encore c'est de, ce sont des, des, des impressions d'enfants, ce sont, c'était ses sandales, c'était des sandales que je n'avais pas vues avant alors ça m'est resté dans la mémoire alors mais ils, ils, ils, marchent, ils marchaient dans l'îlot toujours ensemble et ce dont je me rappelle aussi c'est que le soir, la nuit quand on était couché, oui, ils venaient inspecter qu'on était tous là. Mais elle était garde ou elle était infirmière ? Elle était probablement garde également oui. Vous aviez peur d'eux ? Oui, c'était un camp où on avait peur. Et il était possible … voilà (Norbert, 2008).
Lors de son échange avec son interlocuteur José Jornet, le locuteur embraye plusieurs séquences de souvenirs autour du camp de Rivesaltes ou plus particulièrement autour des gardiens par le verbe de la mémoire je me rappelle. Par l’affirmation, Norbert décrit l’espace concentrationnaire par la circonstancielle de lieu « où on avait peur ». Cette représentation de l’espace se rapporte à son vécu de jeune enfant interné qui avait peur des deux gardiens qui passaient la nuit à inspecter les îlots avec leur cravache. Son souvenir des gardiens en train de cravacher les internés, décrit par le verbe modalisateur croire « je crois qu'il frappait les gens » comme incertain, a fait naître en lui cette peur. Ce ressenti et cette appréhension ont forgé sa vision de l’espace concentrationnaire qui devient, par le vécu, un espace hostile où la peur règne.
Dans l’énoncé de Josefa
Je me faisais une illusion à Rivesaltes, que j'allais sortir de ce camp, de cette misère parce que c'était une misère épouvantable ! (Josefa, 2008).
on retrouve le même processus de représentation de l’espace lié au vécu de l’interné. Cependant, l’espace concentrationnaire n’est plus un espace qui favorise la crainte des internés, mais un espace de « misère épouvantable ». Le substantif féminin misère renforcé par le superlatif intensif épouvantable, attribuent à l’espace un caractère dévalorisant. L’emploi de l’imparfait suivi du groupe nominal une illusion déclenche un processus de prise de conscience. La locutrice rejette sa première appréciation méliorative du camp qu’elle considère aujourd’hui comme fausse [j’allais sortir du camp], et la remplace par une autre appréciation péjorative.
Ces passages montrent que la nomination de l’espace est une sorte d’étiquette qui dépend étroitement du statut et du vécu du locuteur. Dans notre travail, nous chercherons à identifier les différentes représentations que les locuteurs portent sur le camp de Rivesaltes.
Repérage des énoncés et des concordances : le camp de Rivesaltes, C.C.L dans le discours
Dans le cadre de cet article, on travaillera non seulement sur des énoncés comportant le groupe nominal camp de Rivesaltes (146 occurrences), mais aussi sur tous les énoncés faisant référence au camp de Rivesaltes sans que le groupe nominal camp de Rivesaltes soit employé. Nous avons relevé 21 énoncés de ce type. Ce sont le contexte et le cotexte qui nous ont permis de les repérer, comme par exemple dans cet énoncé de Margot :
Je sais que tout à coup on a fait nos bagages et qu'on nous a dit qu'on allait à Rivesaltes, que c'était un camp de famille (Margot, 2007).
Le référent camp de Rivesaltes n’est pas cité comme tel, la locutrice parle du camp en utilisant le toponyme Rivesaltes. C’est l’extension « que c’était un camp de famille » qui a dressé le contexte référentiel : il s’agit du camp de Rivesaltes et non de la ville de son emplacement.
La requête a fait ressortir plusieurs fonctions endossées par le groupe nominal. Nous avons identifié six fonctions[4], mais la plus fréquente est celle de complément circonstanciel de lieu avec un pourcentages de 36 %, comme dans l’énoncé de Margot.
Et nous, comme enfants, nous n'étions pas encore baptisés ; c'est seulement après, dans un camp, dans le camp de Rivesaltes que nous avons été baptisées par un curé catholique (Margot, 2007).
Dans ce passage, le camp de Rivesaltes est employé en tant que complément circonstanciel de lieu précédé de l’adverbe dans. Le camp se décrit ainsi par sa spatialité comme étant un lieu où on peut baptiser les enfants internés. Notre analyse repose essentiellement sur cette fonction. Que disent les autres emplois ?
Les nominations du référent camp de Rivesaltes
Quand il s’agit de parler du camp de Rivesaltes, les locuteurs lui attribuent soit des nominations/des étiquettes communes, soit des nominations distinctes. Cela nous renseigne sur le rapport que ces derniers entretiennent ou entretenaient avec l’espace concentrationnaire (d’internement). Ce rapport varie d’un groupe de locuteurs à un autre.
Les représentations communes
La majorité des locuteurs attribuent des valeurs communes au référent camp de Rivesaltes. Ces valeurs n’ont pas nécessairement une orientation axiologique. Ce sont des valeurs qui reposent sur leur quotidien, et plus particulièrement sur le fonctionnement du camp.
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Un lieu de célébrations religieuses
Le camp de Rivesaltes est décrit par les témoins comme un espace où la pratique religieuse était permise. En effet, dans le camp, les célébrations religieuses étaient très présentes, ainsi que le précise Boitel : « L’activité religieuse au sein du camp est assez vivace et cela est valable pour chaque confession » (2001, p. 160).
Voici quelques passages qui en témoignent :
Et nous, comme enfants, nous n'étions pas encore baptisés ; c'est seulement après, dans un camp, dans le camp de Rivesaltes que nous avons été baptisées par un curé catholique (Margot, 2007).
Il y avait une chapelle, au camp de Rivesaltes, y'avait une chapelle, comme il y a eu le, le temple (Antonio, 2008).
Dans les énoncés ci-dessous, les témoins sacralisent l’espace concentrationnaire, notamment par l’acte de baptiser. Les sèmes de la religion se trouvent prolongés par le verbe baptiser conjoint aux groupes nominaux curé catholique, une chapelle, le temple, ce qui forme l’isotopie de la religion.
La religion se forme également autour de noms propres, comme Bar Mitzvah, qui se trouve employé 9 fois par les locuteurs juifs.
[…] on a fait la Bar Mitzvah à Rivesaltes. Et du monde y en avait suffisamment pour pouvoir faire la Bar Mitzvah c'est à dire les hommes, on a donc réuni, on a …, j'ai fait ma Bar Mitzvah au camp de Rivesaltes. Et la seule chose que je n'oublierai jamais c'est mon cadeau de Bar Mitzvah (Léon, 2009).
L’activité de célébration se cristallise dans l’énoncé de Léon par le verbe réunir qui sous-tend la présence d’une collectivité juive argumentée par le complément d’objet du monde. Au-delà du contexte de guerre et d’exclusion, le locuteur décrit ce moment de manière appréciative comme étant festif appuyé par le substantif cadeau et le groupe verbale [faire la Bar Mitzvah] qui renvoie à l’action de fêter ou de célébrer. La négation je n’oublierai jamais marque la persistance du souvenir du cadeau dans la mémoire du témoin.
Donc, l’activation du processus de remémoration du camp de Rivesaltes réveillent des souvenirs que nous pouvons décrire comme festifs liés aux fêtes et aux célébrations religieuses vécues par les témoins étant enfants.
- Un lieu de circulation
L’analyse des occurrences a permis de relever une autre catégorisation de l’espace. En effet, les témoins ont plus tendance à catégoriser le camp de Rivesaltes comme un lieu où on arrive que comme un lieu d’où on part, ce qui n’a rien d’étonnant dans ce contexte concentrationnaire, où l’idéologie vichyste cherchait à exclure tous les étrangers nommés les « indésirables » du reste de la société et non de les libérer, c’est ainsi que l’affirme Joutard : « Mais, jamais, un camp n’a subsisté sur une aussi longue durée comme lieu d’enfermement de mise à l’écart » (2015, p. 5). Les femmes privilégient les verbes sortir (3), aller (2), retourner (1), quitter (1), arriver (1), déménager (1), interner (1) et ramener (1), alors que les hommes ont plus tendance à employer les verbes arriver (4), envoyer (4), sortir (2), mettre (2), réintégrer (1), emmener (1), interner (1), transférer (1), transporte (1) et venir (1). Le déplacement était de mise au camp de Rivesaltes.
Le chef du camp de Rivesaltes recevait, libérait et attribuait des permissions de déplacement aux internés. Dans les témoignages, la thématique du déplacement représente un quart des énoncés. Nous la retrouvons dans les passages ci-dessous :
Donc votre père est, est venu travailler sur Vierzon ? Oui. Il est sorti du camp de Rivesaltes … Oui, il est, il est sorti du camp de Rivesaltes et il a été travailler dans une ferme hein (Julia, 2014).
Alors, euh, je reviens à mon, mon évasion du camp de Rivesaltes. Nous, c'était, c'était pas du tout légal parce que on n'avait pas de famille, personne ne pouvait nous recevoir, y'avait absolument personne, pas de famille (Paul, 2008).
Le déplacement dans les camps est signifié par l’emploi des verbes de mouvement, comme sortir. Deux étiquettes se superposent : dans le premier énoncé, par le verbe sortir, la locutrice détermine l’espace concentrationnaire comme un espace duquel on peut sortir sous conditions, comme pour aller travailler. Dans le second énoncé, Paul appréhende le camp comme un espace clos par le mot évasion, une analogie avec une prison où le prisonnier n’a qu’un seul souhait : retrouver sa liberté ; et qu’il décrit par l’adjectif négatif pas du tout légal. Il étend la prédication par les négations successives, des séquences de nature argumentative.
Le camp, c’est aussi un lieu d’entrée ou un lieu où on peut se retrouver par contrainte.
Alors là, encore une fois, je ne sais pas exactement comment nous avons voyagé à Rivesaltes, que ça ait été par camion, ça a été par train, mais nous sommes allés à … nous, nous, on nous a mis dans le camp de Rivesaltes, dans l'îlot K (Norbert, 2008).
C’est pour ça qu'on est de nouveau allé dans ce camp de Rivesaltes et c'est là qu'il y a eu ce triage (Margot, 2007).
Par le verbe mettre, Norbert représente le camp de Rivesaltes comme un lieu dans lequel les internés sont placés sans qu’ils aient le choix. Autrement dit, ils se sont retrouvés au camp de Rivesaltes sans qu’ils ne puissent rien faire. En effet, le verbe mettre suppose un acte volontaire, un acte de force réalisé par l’agent indéfini on, mais aussi un acte de contrainte subi par le patient nous [les internés]. Quant à Margot, elle emploie le verbe aller suivi de la locution adverbiale de nouveau comme pour signaler un acte volontaire réalisé cette fois-ci par l’agent on [les internés]. Dans cet énoncé, ils n’ont plus le rôle du patient qui subit mais le rôle de l’agent, celui qui réalise l’action.
Le camp apparaît ainsi comme un lieu vers lequel on peut retourner. On sort, on s’évade, on y accède et on y retourne.
- Un lieu où on reste
Dans un peu plus d’un dixième des énoncés, les locuteurs configurent le camp par le locatif être, comme un camp où on reste. Ces derniers se situent et se localisent dans l’espace concentrationnaire.
Y a que les hommes que c'était, on sentait que c'étaient des hommes qui avaient beaucoup souffert et qui, qui étaient déjà depuis très longtemps au camp de Rivesaltes (Léon, 2009).
Est-ce que vous avez d'autres souvenirs de Rivesaltes, en général, d'autres anecdotes ? Non. Seulement ce, ce, ce, ce camp atroce qui ,... où on était enfermé (Norbert, 2008).
Dans le premier énoncé, Léon indique par le locatif être la présence des hommes en souffrance dans le camp de Rivesaltes. Cette souffrance, intensifiée par l’adverbe beaucoup, est la conséquence d’une longue période d’internement depuis très longtemps. Le complément circonstanciel de temps, transforme le camp en un espace difficile à quitter. Dans le second énoncé, quand l’interviewer interroge Norbert sur ses souvenirs de Rivesaltes, sa réponse fut immédiatement négative. Toutefois, le locuteur déclenche par l’adverbe restrictif seulement une sorte de rectification de l’assertion négative. Il indique une exception : son souvenir se construit autour du camp qu’il décrit péjorativement par l’adjectif atroce et l’expansion par la subordonnée relative où on était enfermé.
Même si les locuteurs reviennent sur la thématique du déplacement, ils n’oublient pas pour autant la première fonction du camp de Rivesaltes : interner et exclure.
- Un lieu où se déroule l'activité des témoins
Dans d’autres discours, le camp de Rivesaltes apparaît comme un lieu où les internés pouvaient travailler[5]. Par-là, les locuteurs évoquent le travail des membres des œuvres de secours, du personnel du camp ou encore de leurs activités (ou celle des parents), comme dans les passages ci-dessous :
Andrée Salomon. Je sais qu'elle travaillait au camp de Rivesaltes, euh, de la part de l'OSE, et euh, j'ai fait sa connaissance après la guerre, finalement (Hilda, 2009).
Euh … lui, il avait … moi, j'avais onze ans, lui il avait treize ans, il a deux ans de plus que moi, il travaillait à l'entretien du camp : arracher de l'herbe, parce que le camp de Rivesaltes y'avait pas un arbre, il n'y avait rien, pas une touffe d'herbe. Parce qu'il fallait que ça disparaisse dans la journée même, hein (Antonio, 2008).
Par l’emploi de l’imparfait de narration, les deux locuteurs se placent dans un contexte référentiel passé, celui de leur internement. Ils déterminent l’activité professionnelle par le verbe travailler à l’imparfait. Dans l’énoncé de Hilda, il s’agit de l’activité d’Andrée Salomon, membre de l’OSE[6]. La locutrice détermine l’activité d’Andrée Salomon par le verbe savoir que comme une sorte d’affirmation certaine (elle se porte garante). Dans l’énoncé d’Antonio, il s’agit de l’activité exercée par son frère : entretien du camp. Ce groupe nominal est spécifié par le groupe verbal arracher l’herbe. Il introduit par la locution conjonctive parce que deux relations causales comme pour justifier l’activité de son frère y'avait pas un arbre et il fallait que ça disparaisse dans la journée même.
Les activités dont il s’agit sont aussi celles que les œuvres d’enfants ont mis en place pour aider et égayer le quotidien des enfants du camp, comme Delmas, membre de la CIMADE[7] qui a permis aux enfants de rejoindre des groupes de scoutisme les « louveteaux » et les « éclaireurs ».
Bon, au camp de Rivesaltes, y'a eu d'autres activités. Par exemple … … organisées par qui ? Alors, organisées par les Eclaireurs de France. Les éclaireurs unionistes, qu'on appelait. Qui étaient à obédience protestante. Y'avait un monsieur, qui s'appelait M. Delmas. Qui venait de la région de Tautavel, par-là, de Mont-Agel, et qui … avait organisé ce qu'on appelait les louveteaux, les plus jeunes, et puis les éclaireurs. Donc mon frère en faisait partie. Moi, j'avais été dans les louveteaux, ma sœur, plus jeune, et mon frère, ils n'y étaient pas (Antonio, 2008).
Le locuteur Antonio présente, par l’emploi du passé composé, les activités comme étant des actions achevées. Les activités dont il s’agit (qui ne sont pas précisées) dépendent du verbe organiser (le prédicat) ; le procès est réalisé par l’agent M. Delmas. Le souvenir d’Antonio est prolongé par un autre souvenir : le souvenir de sa participation ainsi que celle de son frère et de sa sœur aux activités proposées par l’agent.
- Un lieu de vie commune : rencontre, accouchement, cuisine, organisation
La remémoration qui s’est cristallisée autour du référent comporte des passages descriptifs où le camp est décrit par grand ou immense, ou encore très grand, si grand.
Le camp était grand très grand. Je ne sais pas combien de baraques par cœur je ne pourrais pas vous dire combien de baraques (Margot, 2007).
Ont été emmenés à Rivesaltes. Pas toutes. Les baraques, les, celles qui étaient près du camp de …. Parce que le camp était immense hein ! (Antonio, 2010).
Margot insiste sur l’étendue de l’espace concentrationnaire par la répétition de l’adjectif grand qu’elle accentue, par la suite, par le superlatif très grand. La première assertion est renforcée par les verbes modalisateurs savoir et pouvoir à la forme négative qui témoignent de l’incapacité de Margot à préciser le nombre de baraques. Antonio, quant à lui, préfère utiliser le superlatif immense employé en tant qu’attribut du sujet camp.
Le quotidien concentrationnaire est très présent dans la narration des locuteurs. Cet espace apparaît comme un lieu de vie ordinaire où on peut cuisiner, faire des rencontres ou encore construire de petites anecdotes.
Je vais vous raconter une autre anecdote, là, sur le camp de Rivesaltes. Donc, le camp de Rivesaltes, ça changeait complètement et en plus, il y avait des classes, il y avait, ils ont fait … tous les enfants qui étaient au camp allaient à l'école. Il y avait des institutrices qui faisaient les … des Françaises, hein, qui faisaient les cours. Et un jour, je m'en rappelle, parce que on a bien rigolé, il y avait une institutrice qui dit : « Bon, les enfants, on va faire un petit tour dans le camp, on va se promener un peu, pour sortir un peu, pas rester tout le temps … » (Florentino, 2009).
J'ai même rencontré les Gitans au camp de Rivesaltes. Elles étaient belles ces filles. Elles avaient encore de, des robes de couleur sur elles. Elles étaient magnifiques et puis elles dansaient, elles chantaient (Irène, 2013).
Le G.N. camp de Rivesaltes est employé dans un schéma narratif introduit par une prolepse. En effet, le locuteur Florentino utilise le futur proche pour contextualiser son anecdote. L’expansion du nom anecdote est désignée par le complément du nom sur le camp de Rivesaltes. Avant d’introduire son souvenir, il décrit le référent en se plaçant dans un contexte référentiel passé, celui de la Seconde Guerre mondiale, comme le signale l’imparfait changeait, avait, était et faisait. Son souvenir est déclenché par le verbe de la mémoire je me rappelle précédé par le complément circonstanciel de temps un jour qui signale la mise en introduction d’un élément nouveau, qui dans ce passage est une anecdote d’enfance de son passage à l’école du camp. Dans le dernier énoncé, il s’agit d’une anecdote portant sur la rencontre que le témoin a fait lors de son internement. La locutrice Irène se souvient des filles gitanes qu’elle a croisées dans le camp de Rivesaltes. Son anecdote se construit autour de l’intensité de leur beauté qu’elle décrit par l’adjectif belle et le superlatif magnifique, de leurs robes, de leur danse, et enfin de leurs activités par les verbes danser et chanter.
- Un lieu gardé
Dans quelques-uns des énoncés, les locuteurs présentent le camp de Rivesaltes comme un camp ayant un dispositif de surveillance important. Ainsi, dans ces passages :
Ce dont je me rappelle et je ne sais pas si c'est juste, je crois que au début le camp était gardé par des Indochinois (Norbert, 2008).
Donc ils sont retournés au camp de Rivesaltes. Et là, un soir, un officier français faisait le tour du camp, il surveillait le camp, et il a vu une poubelle bouger. Il a cru que c'était un chien qui était dedans, un animal. Et en fait c'était moi qui mangeais un morceau de chou cru. Comme c'était un homme très bon, il m'a emmenée au mess des officiers où il m'a nourrie. Il s'est ensuite renseigné qui j'étais (Pilar, 2009).
Les témoins Norbert et Pilar utilisent respectivement les verbes garder et surveiller pour évoquer le dispositif de surveillance du camp de la Seconde Guerre. Dans le premier énoncé, dans un processus de remémoration embrayé par le verbe mémoriel je me rappelle, Norbert déclare, sous forme d’assertion prédicative incertaine modalisée par le verbe savoir à la forme négative et le verbe croire, que le camp de Rivesaltes était sous la surveillance du complément d’agent des Indochinois. Dans le second énoncé, Pilar revient sur les rondes et les contrôles réguliers que faisaient les surveillants du camp de Rivesaltes. Elle introduit son souvenir par le complément circonstanciel de temps un soir qui détermine la temporalité approximative de l’action. L’agent de l’action de surveillance est nommé par le G.N. officier français qu’elle décrit dans une construction attributive par l’adjectif bon précédé de l’adverbe d’intensité très, ce qui renforce le trait mélioratif qui rejaillit sur l’agent.
D’autres catégorisations apparaissent dans des sous-corpus bien différents. Qu’il s’agisse des femmes ou des hommes, des Républicains espagnols ou des déportés juifs, ils catégorisent le réfèrent selon leur vécu personnel.
Les représentations divergentes
Nous recenserons dans cette sous-partie les catégorisations spécifiques à chaque groupe d’internés. Nous nous intéresserons aux discours des hommes et des femmes afin d’identifier les traits de valeurs attribués respectivement au référent camp de Rivesaltes.
Dans le discours des femmes juives
- Un lieu de séparation
Dans les camps d’internement, y compris dans le camp de Rivesaltes, la séparation des familles, des mères de leur(s) enfant(s), était une pratique récurrente. Plus précisément, la séparation consistait à séparer les hommes des femmes et des enfants dans des îlots différents, comme le précise Boitel : « Les femmes, jeunes filles et enfants de moins de 16 ans sont séparés des hommes (de plus de 16 ans) » (2001, p. 148), mais aussi à séparer les enfants de leur mère afin de les sauver de la vie d’internement. La séparation était très difficile pour l’enfant qu’on arrache à sa mère et pour la mère qui doit se séparer de son enfant afin de lui sauver la vie au risque de ne plus le revoir. Cette opération de sauvetage était menée sous l’égide des autorités des Secours pour enfants, comme l’OSE : « Néanmoins, la tâche la plus délicate pour l’OSE est de convaincre les parents de se séparer de leurs enfants » (Boitel, 2001, p. 124).
Les locutrices juives ont tendance à évoquer à faible fréquence[8] la souffrance qu’elles ont vécue ainsi que leurs mères lors de la séparation, comme le témoigne Frida qui se rappelle encore la douleur ressentie.
Une mère, une mère, c'est la principale chose de, de tout enfant. Et après avoir passé de temps tellement difficile pendant, pendant tout le temps jusqu'à nous, nous sommes séparées dans, dans le camp de Rivesaltes, alors c'est, c'est incroyable, incroyable. Et jusqu'à, jusqu'à maintenant que je suis déjà une vieille femme, quand j'y pense, les, les larmes sont là et mais, mais ça fait mal d'y penser [Elle a les larmes aux yeux] et de savoir comment est-ce que ma mère a supporté de, de, la de, d'élever, de faire quelque chose avec sa petite fille sous des conditions comme ça (Frida, 2012).
Par l’énoncé une mère, c'est la principale chose de, de tout enfant, le mot mère cité en mention est étendu par la prédication c’est la principale chose de, de tout enfant, ce qui lui attribue une valeur appréciative. Par l’emploi des indicateurs temporels après, pendant et jusqu’à, la locutrice se place dans un contexte référentiel passé qui renvoie au temps de son internement avec sa mère. Cette situation temps est décrite par l’adjectif difficile dont il est épithète. Le moment de séparation est décrit par l’adjectif incroyable qui, dans ce contexte bien particulier, contient une forte charge émotionnelle : l’intensité de la douleur. Par le terme temporel jusqu’à maintenant suivi de l’indicateur âge « je suis déjà une vieille femme », Frida se replace cette fois-ci dans un contexte référentiel présent. Les mots larmes et mal dressent l’isotopie de la souffrance et de la tristesse qu’elle continue à éprouver aujourd’hui encore.
- Un lieu administratif
Le camp en tant que lieu administratif[9] est présent seulement dans deux énoncés des femmes juives : Hilda et Irène, ce qui représente 1 % des énoncés recensés.
Mais euh, non, je n'ai pas de haine contre quelqu'un non. Personnellement, non certainement pas. Même pas contre le directeur du camp de Rivesaltes. Vous connaissez le nom du directeur de Rivesaltes ? Non. Euh et même pas, contre lui, parce qu'après tout, s'il avait pas permis qu'on nous sorte, Friedel n'aurait pas pu nous libérer, après. Quand le convoi est parti, il lui a quand même donné un laissez-passer, pour pouvoir sortir du camp, autrement on n'aurait pas pu quitter le camp pour retourner à Pringy (Hilda, 2009)
.
Mais il n'est pas descendu comme cela, il a voulu que le chef du camp de Rivesaltes lui fasse la promesse, s'il accepte de descendre dans la mine, que ma maman puisse le rejoindre, qui était au camp de Gurs, elle est repartie, ils sont repartis au camp de Gurs (Irène, 2013).
Dans l’extrait de Hilda, l’autorité du chef du camp se précise par les permissions et les laisser-passer qu’il attribuait aux internés. Par la négation et la condition si, la locutrice restreint l’action de Friedel Bohny-Reiter et élargit celle du chef du camp. Autrement dit, sans l’intervention de ce dernier, Friedel n’aurait pas pu la faire sortir du camp. Par quand le convoi est parti, la locutrice redresse le contexte référentiel de l’action dans lequel le chef de camp est le premier à endosser la fonction d’agent, celui qui initie l’action de donner des permissions, suivi de Friedel en second plan [celle qui a fait sortir Hilda du camp avec l’appui du directeur]. Quant à l’extrait d’Irène, on retrouve l’énonciation d’une demande de promesse de la part du destinateur [le père d’Irène] au destinataire [le chef du camp] par lui fasse la promesse, car il était le seul à pouvoir permettre à sa mère de quitter Rivesaltes et de rejoindre son mari au camp de Gurs. Cette promesse est étendue par la condition si qui introduit des actions potentiellement réalisables : la première action sera réalisée par le père d’Irène [accepter de descendre dans la mine], et la deuxième action par la mère [rejoindre son mari] avec la permission du directeur du camp.
Le dispositif administratif du camp de Rivesaltes regroupait d’autres fonctionnaires, cependant l’analyse des occurrences et des cooccurrences nous a permis d’identifier uniquement le statut du chef de camp.
- Un camp de famille
L’analyse des cooccurrences a permis de relever, à trois reprises, le groupe nominal camp de famille employé dans des discours rapportés indirectes.
Et après quelques mois à Gurs, c’est fait déjà en 41, enfin la moitié de 41, on pouvait aller dans des camps de famille et Rivesaltes était annoncé comme un camp de famille (Amira, 2012).
Je sais que tout à coup on a fait nos bagages et qu'on nous a dit qu'on allait à Rivesaltes, que c'était un camp de famille (Margot, 2007).
Dans les deux énoncés, les locuteurs proposent une définition naturelle du G.N. camp de Rivesaltes. Dans le premier énoncé, dans Rivesaltes était annoncé comme un camp de famille, Amira met en équivalence le mot Rivesaltes [camp de Rivesaltes] avec camp de famille. Cependant, cette équivalence garde un caractère dialogique par le verbe de parole annoncer au plus-que-parfait qui pourrait renvoyer aux autorités de l’époque. Autrement dit, cette mise en équivalence n’est pas celle de la locutrice Amira, elle se trouve dans un discours rapporté ; et entre en écho avec une voix antérieure, ce que Bakhtine appelle le dialogisme interdiscursif[10]. Dans l’énoncé de Margot, on retrouve la même mise en équivalence attributive associée à un tiers non défini par on nous as dit.
- Un camp dit «différent»
Dans quelques-uns des énoncés, les témoins décrivent le camp de Rivesaltes par l’adjectif différent. Ce dernier est souvent précédé ou suivi d’un adverbe d’intensité, comme complétement ou vraiment, comme dans ces énoncés.
De Brens et en, envoyés à Rivesaltes. Euh, je ne me rappelle pas que je … Seulement ce qui m'éclaire main … jusqu'à maintenant, c'est que tout le monde avait l'impression et à la fin du compte c'est, c'était vraiment la vérité, que euh, Rivesaltes était quelque chose d'autre. C'était un camp différent, c'était un camp vraiment qui, euh, qui était …, ou il y avait très, très peu à manger, où il y avait des gens qui, qui volaient et parce que pour rester en vie, il fallait faire des, des choses atroces (Frida, 2012).
Je me rappelle pas combien d'heures ou combien de jours mais à la fin du compte nous sommes arrivés à Rivesaltes et c'était un camp différent de Brens et c'était un camp, un camp qui ne laissait pas les gens sortir et il y avait des, des îlots pour chaque … (Frida, 2012).
Les locutrices décrivent le camp de Rivesaltes par des constructions attributives. Dans le premier énoncé, Frida décrit le camp par l’emploi de l’attribut du sujet quelque chose d’autre, en le mettant implicitement en relation avec d’autres camps notamment le camp de Brens. Par la prédication attributive c’était un camp différent, la locutrice introduit une sorte de reformulation du G.N. précédent. L’adjectif épithète différent met en relation le camp de Rivesaltes avec d’autres entités. Elle spécifie et explicite les groupes nominaux descriptifs par la locution prépositive il y a, répétée 2 fois. Puis, elle élargit sa description par « avoir très peu à manger », « avoir des gens qui voulaient ». Dans le second énoncé, le processus est identique, cependant la locutrice propose un élargissement du G.N. un camp différent par la relative qui ne laissait pas les gens sortir, ce qui met en évidence une des particularités du camp de Rivesaltes, laquelle consiste à le présenter comme un espace à la fois clos et surveillé.
D’autres catégorisations communes sont également repérables dans le discours des locutrices juives et espagnoles. Nous les verrons dans cette deuxième sous-partie.
Dans le discours des femmes juives et espagnoles
- Un lieu de misère
La misère du camp de Rivesaltes est souvent relatée par les locutrices juives et espagnoles (elle représente 6 % des énoncés), comme l’explique Boitel : « On voyait le voisin regardant dans l’assiette de celui qui allait mourir. La faim faisait perdre toute dignité aux hommes » (Bohny-Reiter dans Boitel, 2001, p. 182). Dans ces énoncés :
Ça m'a fait plaisir que vous êtes venu me voir. Pourquoi ? Ben pour parler de du camp de Rivesaltes et de la misère qu'on a eue. Ben écoutez, merci à vous. J'espère que les gens de Rivesaltes euh, que si, comme eux ils disent qu'ils ont eu la misère plus que dans les camps, que je voudrais bien en voir un pour lui dire la vérité (Julia, 2014).
On est parti en janvier 41. Et ma grand-mère est morte avant. Elle est partie avant à Lannemezan. Comme beaucoup de personnes âgées on l'a déplacée parce que c'était impossible, il y avait pas de médicaments au camp de Rivesaltes. Je vous ai dit une camarade qui est morte diabétique. (…) Il y avait pas de médicaments. Et moi, on me faisait des enveloppements de savon noir avec un linge autour pour attirer, pour tirer dehors la, les, les, la maladie des poumons : la pleurésie. J'avais la pleurésie au camp de Rivesaltes (Irène, 2013).
Julia revient sur la misère qu’elle a vécue par l’emploi du passé composé qui indique un état passé achevé. La misère dont il s’agit a été vécue par toute une collectivité concentrationnaire, comme le précise le pronom indéfini on. Elle clôture son énonciation par une sorte de rectification ou une remise en cause du discours de l’instance énonciative les gens de Rivesaltes par comme eux ils disent qu'ils ont eu la misère plus que dans les camps, que je voudrais bien en voir un pour lui dire la vérité. Le verbe modalisateur vouloir au conditionnel renforce le positionnement de rejet de la locutrice par rapport aux propos tenus par l’instance précédemment citée et sa volonté à vouloir faire connaître la réalité vécue. Dans le premier temps de sa narration, Irène restreint la souffrance vécue au camp de Rivesaltes à la catégorie des personnes âgées, puis à sa grand-mère morte là-bas et à sa camarade diabétique. La négation il y avait pas de médicaments au camp de Rivesaltes introduit un rapport cause/conséquence : l’absence de soin et de médicaments était à l’origine du transfert de sa grand-mère et de la mort de sa camarade. Dans un second temps, elle restreint encore la catégorie des gens qui ont souffert dans le camp à sa propre personne [moi]. Cette restriction comporte en soi une forte charge argumentative : elle utilise son vécu [le processus de soin pour sa pleurésie] comme un argument d’expérience.
Dans le discours des déportés juifs et des réfugiés espagnols
- Un lieu d’appartenance
Dans 2 % de énoncés, les témoins masculins, et plus particulièrement les déportés juifs et les réfugiés espagnols, présentent le camp de Rivesaltes comme une sorte de demeure, un espace d’identification, tel est la cas des témoins Antonio et Léon.
Et là, y'avait des enfants juifs avec moi qui venaient aussi du camp de Rivesaltes ou d'autres camps et nous avons vécu quelques, quelques semaines là (Antonio, 2008).
Donc notre lieu de résidence c'était le camp de Rivesaltes, voilà (Léon, 2009).
Antonio marque son appartenance spatiale ainsi que celle des enfants juifs du camp [camp de Rivesaltes] par les verbes venir et vivre, ce qui renforce le sentiment de proximité des internés à l’espace concentrationnaire. Léon va encore plus loin dans sa catégorisation du camp : il désigne le camp de Rivesaltes par la périphrase lieu de résidence, sans connotation péjorative apparente. Dans ce cas, le locuteur s’identifie à une collectivité signalée par le pronom possessif notre [les internés]. Cette mise en lien apparaît ainsi comme une fatalité ou une sorte de résignation introduite par la conjonction de coordination donc.
Dans le discours des locuteurs masculins espagnols
- Un lieu où on peut s’instruire
La scolarisation des enfants faisait partie du programme de Vichy. C’était les Œuvres comme L’ORT qui s’occupaient de l’éducation des enfants du camp, comme l’indique Boitel : « Sur ce point, le camp de Rivesaltes est tout à fait original. La forte présence infantile va contribuer à l’engagement intense des Œuvres. Grâce à leur ténacité, Vichy décide d’ouvrir des écoles » (2001, p. 151). Même si l’éducation a joué un rôle important dans la vie concentrationnaire, Florentino est le seul témoin espagnol parmi les 14 témoins interrogés qui revient sur la scolarisation des enfants du camp de Rivesaltes. Cela ne représente que 1 % des énoncés.
Donc, le camp de Rivesaltes, ça changeait complètement et en plus, il y avait des classes, il y avait, ils ont fait... tous les enfants qui étaient au camp allaient à l'école. Il y avait des institutrices qui faisaient les ... des Françaises, hien, qui faisaient les cours (Florentino, 2009).
Par le présentatif il y a à l’imparfait, le locuteur introduit l’isotopie de l’école. Cette dernière est prolongée par les mots classes, école, institutrices et cours. La catégorie concernée par l’instruction est signalée par le déterminant tous suivi du G.N. les enfants et précisée par la subordonnée relative qui étaient au camp.
De ce fait, le camp de Rivesaltes n’était pas seulement un lieu d’internement, il était aussi un lieu où les enfants internés avaient la possibilité d’accéder à l’éducation.
- Un lieu d’occupation
La thématique de l’occupation ne revient que rarement dans les témoignages. On la retrouve dans le témoignage d’Antonio qui évoque l’occupation du camp de Rivesaltes en novembre 1942 par les Allemands.
Voilà. Donc, les Allemands occupent le camp de Rivesaltes, le 12, euh, novembre 1942. Euh, et là, forcément, avant cette occupation, nous avons connu, par simplement, par le bruit qu'il y avait, les déportations, que nous savions pas à quoi ça correspondait, le mouvement des trains qui rentraient dans le camp puisque nous étions à l'îlot, (…) (Antonio, 2008).
Eh non ! Nous étions totalement séparés. Parce que nous avions vécu dans les camps, et ailleurs, alors … Euh, les autorités allemandes décident d'occuper le camp de Rivesaltes (Antonio, 2008).
Dans ces énoncés, la thématique de l’occupation se précise par l’emploi du verbe occuper et le substantif occupation. Dans le premier extrait, Antonio reconstruit le contexte référentiel par l’emploi du présent de l’indicatif [l’occupation du camp de Rivesaltes]. Par l’adverbe avant suivi du G.N. anaphorique cette occupation, le témoin renvoie vers un autre contexte référentiel : celui qui précède l’occupation du camp de Rivesaltes par les Allemands, celui de la déportation. L’agent de l’action d’occupation est indiqué par les G.N. les allemands dans un premier temps, puis dans un second temps par un autre référent étendu d’un point de vue sémantique les autorités allemandes. Dans le dernier extrait, l’occupation relève d’une prise de décision appuyée par le verbe décider.
-
Un camp militaire
L’histoire du camp militaire Joffre est étroitement liée à l’histoire de l’armée française, et plus largement à l’histoire tourmentée de la France du XXe siècle (Leboug & Moumen, 2015, p. 5). La dernière catégorisation identifiée dans le discours des locuteurs espagnols est celle qui précise la vocation militaire du camp. En effet, avant qu’il devienne un camp d’internement à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le camp de Rivesaltes était un camp militaire qui est resté un chantier en « permanente construction » (Husser, 2014, p. 30).
Cependant, mise à part dans cet extrait d’Antonio, la catégorisation dont il s’agit ici est absente dans les autres discours recensés.
Eh bon, les lits, Rivesaltes était, les baraquements de Rivesaltes étaient très confortables par rapport à Argelès-sur-Mer. Euh les, c'était de la vraie charpente, c'était des, des briques, elles étaient construites les baraques. D'ailleurs c'était un camp militaire et des militaires avaient vécu là lorsque c'était en bon état (Antonio, 2010).
Dans l’énoncé d’Antonio, le référent latent [camp de Rivesaltes] est mis en équivalence par le biais d’une construction attributive avec camp militaire. Il s’agit pour le témoin de mettre en avant la fonction militaire du camp, et non d’attribuer une valeur péjorative ou méliorative à l’espace. Cette mise en équivalence, qui sert de rappel, a été déclenchée par la description entamée par le locuteur des baraquements du camp de Rivesaltes qu’il décrit par « très confortables », « vraie charpente », « c’était des briques » et « étaient construites ». Ici, on relève deux périodes différentes : le camp avant et pendant l’internement.
Dans le discours des locuteurs masculins juifs
- Un lieu qui attise la peur
L’internement en tant que pratique de domination était à l’origine de plusieurs tourments, dont la peur est, avec 224 occurrences recensées, la manifestation la plus emblématique. Les locuteurs juifs ont particulièrement tendance à se souvenir de ce sentiment éprouvé quand ils étaient enfants internés au camp de Rivesaltes. Cette peur est exprimée directement par l’emploi du mot peur, ou par l’emploi d’adjectifs ayant un fort sémantisme similaire, comme atroce.
Et ce dont je me rappelle encore c'est de, ce sont des, des, des impressions d'enfants, ce sont, c'était ses sandales, c'était des sandales que je n'avais pas vu avant alors ça m'est resté dans la mémoire alors mais ils, ils, ils, marchent, ils marchaient dans l'îlot toujours ensemble et ce dont je me rappelle aussi c'est que le soir, la nuit quand on était couché, oui, ils venaient inspecter qu'on était tous là. Mais elle était garde ou elle était infirmière ? Elle était probablement garde également oui. Vous aviez peur d'eux ? Oui, c'était un camp où on avait peur (Norbert, 2008).
Est-ce que vous avez d'autres souvenirs de Rivesaltes, en général, d'autres anecdotes ? Non. Seulement ce, ce, ce, ce camp atroce qui …, où on était enfermé (Norbert, 2008).
Dans le premier énoncé, le locuteur Norbert embraye son souvenir par le verbe mémoriel je me rappelle. Le sentiment de peur dont il s’agit ici remonte à son enfance, ou plus précisément à des impressions d’enfants. La peur évoquée a été déclenchée par des éléments visuels et auditifs vécus dans le camp de Rivesaltes, comme la vue des sandales, les bruits de pas des gardiens et les inspections du soir. En effet, quand son interlocuteur lui demande s’il avait peur d’eux [des gardiens], sa réponse est affirmative. Par la proposition relative, il catégorise le camp de Rivesaltes parmi les camps où on avait peur. Dans le deuxième énoncé, il décrit le référent par le superlatif atroce ce qui lui attribue une valeur péjorative. L’expansion introduite par la relative où on était enfermé a une valeur argumentative : elle explicite l’adjectif épithète.
Conclusion
Le témoignage apparaît comme un lieu propice à la nomination, sans que cette dernière soit une caractéristique propre à ce genre discursif. Même si on retrouve des nominations communes aux groupes d’internés, certaines divergent d’un groupe à un autre : la nomination du camp de Rivesaltes varie selon l’instance locutrice.
La représentation de l’espace concentrationnaire chez les femmes juives se construit essentiellement autour de la séparation, de l’enfermement et de la misère. Cette dernière catégorisation, présente également dans le discours des Républicains espagnols, représente 6 % des énoncés. D’autres énoncés sont plus neutres ; les locutrices nomment le camp par sa fonctionnalité administrative, par son statut de camp de famille ou encore par ce qui fait sa singularité [un camp différent]. En parallèle, les hommes se détachent légèrement de cette souffrance du vécu qu’on retrouve dans le discours des femmes. On peut relever toutefois une sorte de fatalité dans les mots de l’appartenance. Ils parlent du camp comme si c’était un « lieu de résidence » ou « une maison ». Et même si les locuteurs juifs ont plus tendance à mettre l’accent sur l’aspect lugubre du camp engendré par la peur, les hommes espagnols le représentent d’une façon beaucoup plus neutre. Ils passent d’un lieu où les enfants pouvaient s’instruire à un ancien camp militaire et à un camp anciennement occupé par les forces allemandes.
Le recensement des différentes catégorisations, nous a donc permis de voir comment le référent camp de Rivesaltes est représenté par les locuteurs plus de soixante ans après leur internement, après leur passage au camp de Rivesaltes. L’atypicité abordée dans ce travail ne relève aucunement des discours tenus, mais de l’expérience vécue.
Bibliographie
Bakhtine, M. (1975). Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier. Paris : Gallimard.
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Gary-Prieur, M.-N. (1991). Grammaire du nom propre. Paris : PUF
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[1] Le camp de Rivesaltes a regroupé 16 nationalités différentes.
[2] Il s’agit d’un mot-valise impliquant le procédé de télescopage.
[4] Parmi ces fonctions, on trouve : la fonction CCL, complément d’objet direct et indirect, complément du nom, locatif et sujet. D’autres fonctions à très faible fréquence ont été recensées.
[5] Il englobe des travailleurs administratifs et du gardiennage, des travailleurs des Œuvres de Secours et des travailleurs internés, etc. Selon Boitel, ces derniers s’occupaient de l’entretien du camp imposé par le chef du camp : « La vie quotidienne au camp est théoriquement codifiée et réglée. Chaque interné se doit de respecter les horaires et les consignes du chef du camp du lever au coucher » (2001, p. 127).
[6] Œuvre de secours aux enfants. C’est une association destinée au secours des enfants juifs persécutés durant la Seconde Guerre mondiale.
[7] C’est une organisation caritative de confession protestant qui aidait les internés dans les camps d’internement sous diverses formes : enseignement, aide médicale et sauvetage des enfants.
[8] Ces énoncés représentent 1% du corpus.
[9] Le camp de Rivesaltes a un dispositif administratif qui comprend en premier lieu le responsable du camp que les témoins nomment ici directeur ou chef du camp. Le chef du camp avait l’autorité absolue sur l’ensemble du camp, comme le souligne Boitel : « Le chef de camp est chargé de commander l’ensemble du camp. Il a autorité sur les fonctionnaires et employés du camp, en particulier sur le ou les commissaires de police spéciale. Le service de santé également (…) » (Boitel, 2000, p. 51).
[10] Selon Bres, ce sont : « des discours réalisés antérieurement par des tiers, le plus souvent sur le même objet » (Bres, 2017, p.3).