L’offensive de démantèlement du verbe néo-libéral, érigé en norme du monde socioprofessionnel bien au-delà des frontières de l’entreprise à la faveur d’une vaste « managérialisation de la société » (Pezet, 2010, p.142), a connu depuis une vingtaine d’années un déploiement sans précédent, dans des écrits qui, pour être polémiques, n’en sont pas moins très affûtés au plan des concepts. Le linguiste Thierry Guilbert, dans ses deux ouvrages, Le Discours idéologique ou la Force de l’évidence (2008) et L’Evidence du discours néolibéral : analyse dans la presse écrite (2011) a été parmi les premiers à faire de cette question le cœur de sa recherche, en l’articulant à l’analyse du discours. Les sociologues sont tout aussi soucieux de la question : le livre d’Eric Hazan, LQR. La propagande du quotidien (2006) ou l’ouvrage d’Alain Bihr, La Novlangue néolibérale, La rhétorique du fétichisme capitaliste (2007), s’attachant pour ce dernier à « établir en quel sens, dans quelle mesure et pour quelles raisons ce discours ressortit à la catégorie orwellienne de la novlangue » (Bihr, 2007, p.2) ont connu une certaine fortune dans le milieu de la recherche et même au-delà, le qualificatif de « novlangue » s’étant répandu à un tel point qu’il est devenu un poncif au second degré, comme le souligne malicieusement François Bégaudeau :
Novlangue
Au creux des clichés épandus par l’ordre germent des contre-clichés.
L’ordre a sa langue, la contestation de l’ordre a un mot-cliché pour nommer cette langue. Novlangue est ce mot […] (Bégaudeau, 2003, p. 202).
Dans son essai Boniments, paru en 2023, François Bégaudeau s’attache à son tour à dénoncer les faux semblants du langage de l’idéologie en en examinant avec acuité et humour les concepts clés, égrenés au fil de l’ouvrage à la manière d’un dictionnaire des idées reçues, tout en prenant ses distances avec la posture de l’intellectuel ou du sémiologue qui prétendrait révéler la vérité : « la langue du capitalisme ne doit pas être démasquée, elle doit être passée au crible sec de la précision » (ibid.). Evoquer cette novlangue managériale n’est-il pas devenu en effet une gageure, un exercice de style périlleux dans la mesure où un certain nombre de mots du contre-discours se sont pour ainsi dire fossilisés, devenant ce qu’il nomme « des contre-clichés », des mots tout aussi gelés que le sabir managérial qu’ils tâchent de déjouer ?
Ce vaste ensemble d’œuvres critiques à l’égard d’un discours managérial devenu « norme », standard de langue dissimulant son caractère idéologique, trouve aussi son pendant fictionnel, que ce soit au cinéma[1], dans le roman[2] où se développent depuis les années 2000 les romans d’entreprise, et -c’est ce qui nous intéresse ici- au théâtre, le plus souvent dans la perspective plus globale d’une dénonciation de la violence du monde du travail actuel[3], dont la langue est un des aspects. Les tentatives théâtrales de défaire cette rhétorique de l’évidence qui caractérise le discours néolibéral, de la mettre en pièces, à tous les sens du terme, ne sont pas en reste : elles sont symptomatiques d’un retour de la question sociale et d’un désir de théâtre politique qui anime une certaine scène contemporaine française depuis les années 1990-2000, comme Muriel Plana et Olivier Neveu, principaux théoriciens du théâtre politique contemporain, s’accordent à le dire[4]. Tout aussi symptomatique de ce théâtre de l’extrême contemporain est le regain d’attention porté au verbe et à la langue, faisant suite à l’ « affaiblissement du verbal » (Plana, 1994, p.46) au profit de l’image et du corps, caractéristique du théâtre postdramatique. Situer la démarche de Solenn Jarniou, implique donc de procéder au préalable à un rapide état des lieux de la question, dans le monde du théâtre, des années 1990 à 2020.
Mais comment parler « en dehors » de la langue de l’idéologie ? Comment opérer « là où ça parle à notre place[5] » ? Comment, aussi, échapper à un contre-discours qui, en un singulier retournement, se retrouve parfois tout aussi tissé de formules stéréotypées que les stéréotypes qu’il entend défaire ?
Par-delà la diversité des démarches critiques imaginées par les dramaturges en ce début de XXIème siècle, ces pièces concourent à produire un même effet : celui d’une défamiliarisation[6], notion dont Chlovski (1990) est le concepteur et que Corinne Grenouillet identifie aussi dans certains romans d’entreprise contemporains :
En d’autres termes, l’art (et il faut dans ce terme inclure la littérature) sert à voir vraiment une chose familière, c’est-à-dire à la comprendre, et non à la retrouver telle que nous pensions la connaître. La sensation produite par l’art/la littérature aboutit donc à une forme spécifique de connaissance. [Il s’agit alors de] montrer comment la littérature, en défamiliarisant les discours de l’économie et du management, les rend visibles (Grenouillet, 2015, p. 208).
Au plan du travail de la langue, les moyens que se donne le théâtre de parvenir à cette défamiliarisation nous semblent principalement de trois ordres : des procédés de défiguration, de montage ou de télescopage. Nicole Caligaris et Jacques Jouet nous paraissent représentatifs de la première tendance : dans L’os du doute, Nicole Caligaris procède à une défiguration du langage managérial par son évidement. Elle met en scène la verve stéréotypée, masturbatoire et étrangement irréelle de trois cadres, maîtres du monde dont la langue semble tourner à vide, faisant du « blanc » la couleur et le thème de cette pièce[7] en partie inspirée du Strategor, manuel de stratégie d’entreprise. Sa démarche consiste alors à creuser, à dégraisser « jusqu’à l’os » ce langage pour en exhiber le vide sémantique (rejoignant la thématique des bullshitsjobs, littéralement « boulots à la con », ces métiers du vide sans réel intérêt réel pour la société mais permettant de continuer à créer de l’emploi dans un contexte où celui-ci tend à disparaître, étudiés par l’anthropologue David Graeber dans l’ouvrage du même nom – Graeber, 2018). Jacques Jouet, dans Le Marché, s’inspire des expérimentations et de l’écriture à contraintes de L’Oulipo pour faire grimacer un peu différemment la langue managériale, effets de listes, contrepèteries, syllepses ou glissements de sens permettant de mettre à jour une violence d’ordinaire souterraine (comme dans « Pan ! », scène qui propose une variation sonore autour du son d’un coup de feu – Jouet, 2020). Du côté du montage de textes, on peut évoquer la démarche de Jean-Charles Massera dans United Problems of Coût de la Main d’œuvre, qui insère des passages de son cru dans la véritable interview d’un homme d’affaires renommé, Félix Rohatyn[8]. Enfin, Frédéric Lordon, dans D’un retournement l’autre, comédie sérieuse sur la crise financière, fait le choix de couler le langage managérial dans le moule de l’alexandrin pour produire un effet de « télescopage […] » (Lordon, 2011, p.134) vivifiant entre deux langues. La pièce de Solenn Jarniou, Le Manager les deux crapauds et l’air du temps, créée en 2014, avec la compagnie Acta Fabula, dans une mise en scène où elle collabore avec Solange Malenfant, nous semble relever de ce type de stratégie dans la mesure plutôt où elle met en œuvre la représentation de langages concurrents, marginaux, hors de la norme pour les confronter par télescopage au phrasé managérial et produire des effets de décalage. C’est à cet égard qu’elle nous semble particulièrement intéressante.
Formée à l’exigeante école du Théâtre des Amandiers de Patrice Chéreau à Nanterre, Solenn Jarniou poursuit son travail en marge des scènes nationales et des institutions ; elle ne se définit pas comme une dramaturge faisant œuvre et confesse avoir la sensation d’écrire plutôt « sur le coin de son frigidaire[9] ». Elle se présente elle-même comme évoluant dans une forme d’atypie, fuyant le « monde des théâtreux[10] », selon ses propres termes. Crée en 2014 au festival off d’Avignon, publiée à compte d’auteur et vendue à l’issue de ses représentations, Le Manager, les deux crapauds et l’air du temps, parvient rapidement à se faire repérer du public parmi le capharnaüm des mille-trois-cent spectacles représentés. Tandis que la première ne compte que quatre spectateurs, la petite salle du grenier à sel voit rapidement affluer le public attiré par cette curiosité linguistique, puis toutes les dates sont complètes. La troupe nantaise parvient ensuite à se faire programmer dans plusieurs salles françaises, en particulier dans l’Ouest. Le pari économique, toujours risqué pour les aventuriers du off, est alors gagné. Le propos et le caractère burlesque de la pièce sont parmi les composantes de ce succès. Le Manager, les deux crapauds et l’air du temps de Solenn Jarniou se propose en effet d’aborder cette question de l’atypie du discours à l’aune des laissés pour compte du monde socioprofessionnel : elle fait du chômage son sujet, mais sa particularité est de l’envisager comme un problème d’abord linguistique. Dans la pièce, le monde du travail est ainsi observé en hors champs, pour emprunter au lexique du cinéma, c’est-à-dire par ses marges, du point de vue des naufragés du néolibéralisme, dont la langue constitue un socle normatif tranchant, excluant. L’atypie n’a de sens que par rapport à une norme de référence : dès le titre, cette norme est qualifiée par l’autrice d’«air du temps », au sens olfactif, un je-ne-sais-quoi aérien et impalpable, comme un parfum qui flotte et nous imprègne, ou au sens auditif (la pièce étant par ailleurs jalonnée de passages en parlé-chanté qui célèbrent de façon trop ostentatoire pour être pris au premier degré, les progrès des deux « apprenants ») comme une rumeur, une ritournelle que l’on fredonne machinalement et sans y penser, et qui colonise nos mémoires durablement. Le chômage naît précisément d’une inaptitude à entonner l’air du temps en en parlant le dit « langage normal »[11], manifestation d’une non-conformité aux codes du monde du travail et d’une forme de déviation : il est le résultat d’une forme d’atypie ou d’inadaptation discursive.
La pièce s’inscrit dans le respect des traditionnelles unités de temps et de lieu, et se déroule à huis clos. Dans une agence de pôle emploi, un Conseiller prend en charge deux chômeurs, ses deux premiers rendez-vous de la journée, qu’il doit réintégrer rapidement dans le monde du travail, sous peine d’être lui-même licencié. La pièce s’attache à montrer que nul n’échappe à l’injonction à ne travailler que pour les chiffres, rationalisation que l’on appelle « lean management » ou « management par les objectifs[12] » – pas même les travailleurs du social comme les Conseillers pôle-emploi – ; nul n’échappe non plus à la précarité qui caractérise les nouvelles formes du travail à l’ère néolibérale, selon le sociologue Serge Paugam (Paugam, 2000). Mais la tâche n’est pas aisée car tandis que la première candidate, désignée par le pronom « ELLE », ne s’exprime qu’en argot, le second, désigné par le pronom « LUI », ne parle qu’en alexandrins. Le Conseiller Pôle emploi doit alors avoir recours au Manager, son frère jumeau, qui va s’efforcer, par une formation accélérée et une série d’exercices quelque peu infantilisants, d’apprendre aux deux chômeurs à s’exprimer dans une langue dont ils ignorent absolument tout afin de parler la langue de la norme : « Je vais vous demander de quitter peu à peu votre langage […] Je vais vous dire une phrase dans votre langage, vous me la traduirez en langage normal » (Jarniou, 2014, p.24). Le choix du verbe « traduire » donne à entendre une confusion entre langue et langage : il est question de changer de langage comme on change de pays ou de peau, d’une sorte de déplacement. Pas d’issue possible au chômage sans cette entreprise de standardisation de la langue, qui relève d’une forme de violence symbolique.
Cet objet théâtral quelque peu fantasque, qui raconte l’entreprise de rééducation verbale de deux prétendants à l’embauche tout à fait inadaptés au monde du travail, semble un bon poste d’observation à la fois des formes littéraires que prend le langage atypique, qui reçoit ici un traitement burlesque, mais aussi et surtout de l’une de ses fonctions littéraires : un dispositif de défamiliarisation satirique qui permet de questionner le caractère construit et artificiel de cette – dite – normalité socioprofessionnelle, et de discuter la prééminence de ce langage de référence et des rapports humains (ou inhumains) qu’il engage.
Langages crapauds : le traitement burlesque de l’atypie discursive et sociale
On pourrait qualifier la pièce de « fable burlesque » : la défamiliarisation procède ici de ce que Jean-Pierre Sarrazac nomme le « détour », détour d’autant plus nécessaire que la pièce porte sur le réel le plus itératif qui soit, le monde du travail :
L’esprit de routine et de substitution soit nous fait trop coller à la réalité soit nous en coupe irrémédiablement soit les deux à la fois : nous sommes dans un rapport de coalescence avec une réalité que nous ne voyons plus ; nous nous engluons dans le « déjà connu ». L’esprit du détour, lui, nous ouvre le chemin d’une reconnaissance : nous nous éloignons pour mieux nous rapprocher (Sarrazac, Naugrette, Kuntz, Losco et D. Lescot, 2004, p. 60).
Le titre Le Manager, les deux crapauds et l’air du temps évocateur des apologues d’Esope ou de l’univers des Fables de La Fontaine, s’inspire des mécanismes de la fable : la pièce en reprend le principe de déréalisation par la charge, puisqu’aucun des quatre personnages de la pièce n’échappe à sa caricature, les deux crapauds comme le Conseiller et le Manager, tous participant du comique de mots et de caractère ; de la fable, elle rejoue aussi le mécanisme du récit « à chute », puisqu’au dénouement, s’opère un coup de théâtre invraisemblable, les deux marginaux se convertissant au langage normal et à « l’air du temps » dans un faussement joyeux parlé-chanté tandis que dans une ultime péripétie le Conseiller pôle emploi se suicide, s’étant vu confier une nouvelle et inabordable tâche par une note de service de sa direction. On est bien là face à ce que Frédéric Lordon nomme une entreprise de « surréalisation » :
[…] impérieuse nécessité politique quand toutes les distensions temporelles du monde social tendent à la sous-réaliser, et tous les efforts du discours dominant à la déréaliser.
On comprendra mieux alors le parti-pris de ce théâtre-là s’il s’agit d’abord de faire saillir la réalité […]. Il n’y est pas question des tourments de l’existence individuelle, on n’y sonde pas les psychés, on n’explore pas les tréfonds. Les personnages sont génériques et finalement simples (Lordon, 2011, p.134).
Aux antipodes d’un théâtre psychologisant, ELLE et LUI sont des silhouettes « génériques » sans profondeur et bouffonnes, tenantes d’un théâtre de « l’extériorité » (Lordon, 2011, p.134). L’œuvre, dans une veine satirique, choisit pourtant d’évoquer la question grave du chômage et de la prétendue normalité à atteindre, pour en sortir : c’est par le détour du burlesque qu’elle pose ici la question du lien entre langage et norme sociale. Comme s’en explique la dramaturge, le choix du burlesque permet d’aborder des questions fort sérieuses de façon plus incisive, plus cinglante, le comique fonctionnant comme une sorte de masque protecteur. La Fontaine n’aurait sans doute pas désavoué son propos. La dérision apparait donc comme une réponse à un système inquiétant, la liberté joyeuse du propos n’excluant nullement la profondeur.
Le langage hors-norme(s), à travers la figure des « deux crapauds », est celui de l’anomie, de l’inadaptation sociale : le spectateur est alors confronté à des personnages qui semblent tout ignorer des codes de l’embauche, restés à cet égard dans un état virginal et quasi adamique, pure fiction littéraire évoquant la formule de Bakhtine :
Seul l’Adam mythique abordant avec sa première parole un monde pas encore mis en question aurait été à même de produire un discours soustrait au déjà dit de la parole d’autrui (Bakhtine, 1987, p.100).
Le langage atypique des crapauds est d’emblée associé au paroxysme de la laideur, le coassement, mais il est aussi posé de façon suggestive sous l’angle de ses virtualités de transformation : il va s’agir en effet de métamorphoser les deux crapauds en princes de l’embauche. La laideur est aussi physique, le personnage d’ELLE étant fille d’un père qui a « plus un physique de radio que de télé », d’un père « laid à faire rater une couvée de singes » (Jarniou, 2014, p.29). Ces personnages de déclassés sont relégués dans une forme d’anormalité et jugés tellement inadaptables que le Conseiller pôle emploi envisage d’abord de les néantiser, tout simplement : « je vous efface, je ne vous ai jamais vu, reçu et surtout entendu » (Jarniou, 2014, p.13). Le bilan du Manager chargé de leur rééducation est lui aussi sans appel ; après un premier « diagnostic » (Jarniou, 2014, p.16), terme qui implique bien qu’il les considère atteints d’une véritable pathologie de langage, il énonce un verdict sans appel : « Vous avez compris que votre problème vient de votre langage. Si vous voulez vous réintégrer dans la société et trouver du travail, il faut parler comme tout le monde » (Jarniou, 2014, p.17).
Dans le contexte très normatif du monde du travail, chacun des deux « crapauds » fait donc grimacer ou coasser la norme, par le bas (l’argot) ou par le haut (l’alexandrin, la rime).
Du côté du « bas », le langage hors-norme(s) du personnage d’ELLE est une langue argotique et triviale, qui se confond ici avec une expression de soi qui confine au solipsisme, au point qu’il soit besoin pour le déchiffrer d’un savoureux lexique précédant la pièce, sorte d’antithèse d’un Dictionnaire des idées reçues. Voici sa première réplique :
Allez surtout pas croire que je les ai palmées, j’ai de l’atout croyez-moi, j’en ai dans le tube, mais vous voyez, si j’ai toujours été d’équerre eh ben j’ai presque le sang à bosser pour la maison repassman, et tant pis si je me retrouve trop près du soleil, tant pis si ça craint le jour, vous voyez ce que je veux dire ? (Jarniou, 2014, p.9).
« Pas bien non », répond son Conseiller. Se pose en effet, d’emblée, au spectateur la question de la compréhension de cette langue, dans la mesure où une partie des répliques pourrait être comparée à une langue étrangère dont il ne nous est fourni aucune traduction, le spectateur se trouvant alors pour quelques temps lui-même dans la posture de perplexité qui est celle de l’exclu verbal ou linguistique de ces personnages de déclassés. Pour aider à la compréhension du spectacle, un marque page comportant la traduction de certaines expressions est transmis au spectateur, en début de représentation, réduit à une dizaine de mots seulement par rapport au lexique présent dans le texte édité ; mais l’intérêt est bien de produire un langage qui ne se résume pas à un acte de communication et qui n’ait pas pour visée exclusive d’être compris, au sens rationnel du terme — par ailleurs, la pénombre de la salle rend évidemment difficile la consultation du petit lexique en cours de spectacle. On apprend dans ce dernier que pôle emploi sera « la planque à larbins », le cimetière « le boulevard des allongés », que « nager dans l’encre » signifiera « être dans la misère », et « truquer de la pogne », « mendier » (Jarniou, 2014, p.6-7), une grande partie de ces expressions consistant à resémantiser certains éléments du réel en les désignant par des périphrases métaphoriques au caractère truculent (qui ne sont pas sans évoquer les films de Jacques Audiard ou le dictionnaire de la langue verte de Delvaux). Solenn Jarniou, comédienne incarnant « ELLE », explique que ce langage atypique, dont elle est pourtant l’inventeur.e., lui a d’abord posé un problème physique d’élocution : « J’ai eu beaucoup de mal parce que ma bouche ne voulait pas sortir cette enfilade de mots d’argot, elle n’était pas habituée, il a fallu la remuscler en quelque sorte[13] ». Mais il lui a fallu aussi accepter et apprendre à « ne pas avoir peur qu’on ne comprenne pas ce que je dis. Et je me suis aperçue qu’à la fin de la pièce, les gens me comprenaient alors qu’ils ne me comprenaient pas- je pense que c’est l’émotion qui est derrière, qui prime [14]». Cette expérience paradoxale du comprendre sans comprendre, d’une compréhension par le spectateur de ce langage atypique qui passe par l’émotion plutôt que par un contenu de discours n’est pas sans évoquer le « métro émotif » de Louis-Ferdinand Céline, une image qu’il utilise pour qualifier son choix de l’argot comme langue d’écriture, c’est-à-dire comme langue du narrateur : la quête d’une langue qui serait le véhicule d’une émotion. Solenn Jarniou affirme à cet égard : « J’aime la vulgarité parce qu’elle est proche d’une vérité. Quand vous vous cognez le petit doigt de pied vous dites merde, et non « je souffre atrocement[15] ». Ainsi, c’est dans cette langue verte, à peine intelligible, que le personnage d’ « ELLE » exprime la violence de son exclusion sociale et le grand vide douloureux du chômage, sa lassitude et son profond désespoir existentiel lorsqu’elle perçoit lointainement la rumeur de ce monde à l’écart duquel on la relègue :
Tous les chagrins du monde, y sont dans mon caisson. J’ai jamais pu blairer les boucans d’un patelin. Je sais qu’ils sont ailleurs et que moi j’y suis pas, ceux qui sont au turbin. Un chien qui japine au loin, la sirène de midi…Ma piaule c’est Merogis et c’est moi la geôlière. Et le soir, à la tarde, le reflet de la luisante comme unique couvrante, là je psychote à balle. Faut m’excuser monsieur, mais là, faut que je vide mon sac à bidoche. J’crois pas au tapis bleu, j’crois pas au père la tuile. Quand je serai macchab, escale chez Vivagel et direction le trou. J’irai voir en dedans, boulevard des allongés, effacée mon ardoise, j’aurai rendu les clefs. Parce que vous voyez, des fois, je vois qu’une solution, m’exploser le caisson (Jarniou, 2014, p.10).
L’argot est amené à la scène comme langue de la haine[16] ; il s’agit de passer le monde au prisme de la violence, du désespoir mais aussi de l’autodérision qui poussent sur le terreau du déclassement social. Le langage hors-norme(s) des deux chômeurs procède donc ici non pas d’un contre-discours sciemment choisi, mais bien plutôt d’un détachement, d’une séparation subie, indissociablement langagière, idéologique et sociale. Jean-Pierre Sarrazac fait de ce détachement l’un des paradigmes du sujet dans le théâtre contemporain, « un homme séparé » (Sarrazac, 2010, p.8), à la fois des autres, du corps social et de lui-même, détachement qui est source de souffrance. Le choix de l’argot est par ailleurs celui d’un langage fortement connoté socialement : l’argot est historiquement la langue de la gueuserie, comme le rappelle Denis Delaplace : « le mot Argot, on l’a vu, est attesté pour la première fois vers 1629 dans le Jargon ou Langage de l’Argot reformé d’Ollivier Chereau, qui l’emploie pour désigner le métier de(s) mendiant(s) organisé en corporation » (Delaplace, 2013, p.294). Mais battant en brèche l’idée communément répandue que l’argot serait « le vocabulaire prétendument secret du monde des malfaiteurs», Denis Delaplace met surtout en évidence l’idée que la création argotique est associée à un désir de subjectivité : « la collecte facétieuse d’un vocabulaire insolite expressif a débouché sur une nébuleuse lexicale croissante aux contours difficiles à délimiter, mais dont le centre est manifestement animé par le besoin qu’ont les énonciateurs de s’exprimer avec des mots à eux, porteurs de leur subjectivité et attirant l’attention sur elle » (Delpalace, 2013, p.293). Solenn Jarniou s’inscrit ici dans la tradition de l’argot littéraire, profondément créateur, qui remonte à Sue, à Balzac et à Hugo : s’inspirant de l’énergie orale de l’argot, de son caractère métaphorique, de la violence de ses images et de sa trivialité aussi, imago agens aux antipodes du langage gelé et ouaté du Conseiller pôle emploi qui leur propose un « projet personnalisé d’accès à l’emploi[17] ». Cette invention est une véritable fête du langage, bizarrerie littéraire jouissive pour le spectateur, proche de la pratique de la liste rabelaisienne, truculente, infinie, comme lorsqu’ELLE évoque l’argent : « Je veux du taf. J’ai besoin de métal, de mitraille, de zinc, de nickel, de carbure, de fraiche, de grisbi, d’oseille, de talbins, de pésétas… » (Jarniou, 2014, p.13).
À l’autre extrémité du spectre de l’atypie, l’alexandrin est la langue de LUI ; vers classique et « noble » par excellence, mais aussi forme surannée, l’alexandrin exprime d’abord dans la pièce le spleen du chômeur : « La dépression transforme, et pas en ce qu’on veut / C’est la face cachée qui exauce ses vœux, / Celle qui le matin écoutant le journal / Invite Mister Hide et souhaite le mal » (Jarniou, 2014, p.12). À l’inverse du jaillissement spontané de l’argot, du côté de la rapidité, la langue de LUI relève d’une forme d’atypie par sa lenteur, sa patiente élaboration : « Je mets beaucoup de temps avant d’ouvrir la bouche / Dans l’espoir que mes mots et ma pensée se touchent » (Jarniou, 2014, p.18), affirme LUI. Là encore, il s’agit de mettre en œuvre une langue radicalement étrangère au langage de la norme : Frédéric Lordon, qui fait aussi le choix de l’alexandrin dans sa pièce D’un retournement l’autre, quoique sa démarche soit différente (il choisit d’y couler la phraséologie capitaliste plutôt que d’en faire un langage concurrent), s’exprime à ce sujet :
Et en alexandrins…Mais grands dieux, quelle idée ? Peut-être d’abord parce que les télescopages produisent des effets par eux-mêmes, et que celui de la langue du théâtre classique avec tout son univers de raffinement grand siècle, et de l’absolue vulgarité du capitalisme contemporain se pose un peu là. […] Appliquer une forme, connue pour accompagner les grands sentiments moraux, aux plus misérables manœuvres de la finance en capilotade est peut-être l’un des moyens de ne pas céder complètement au désespoir quand, précisément, on voit dans la réalité ces manœuvres outrageusement triompher (Lordon, 2011, pp. 134-135).
De même, l’ampleur de l’alexandrin (que LUI déclame aussi naturellement que l’air qu’il respire) offre des effets de contraste et de décalage avec la médiocrité, la platitude itérative de la condition journalière du chômeur :
Se lever le matin ou plutôt à l’aurore
Arpenter le pavé…merde ça rime encore (Jarniou, 2014, p.26).
Mais par-delà la différence de registres qui semble opposer argot et alexandrin, ceux-ci sont ici surtout à envisager dans leurs points de contact. Tous deux se rejoignent en effet dans leur vocation au cratylisme secondaire, pour reprendre le titre du célèbre dialogue de Platon (Platon, 1998) : il s’agit de chercher une langue capable de remotiver le signifiant pour qu’il coïncide avec le mouvement d’une pensée singulière. Pour le personnage de LUI, la parole est toujours une trahison de la pensée, plus rapide que le langage, plus vibrante, comparée à un « seau d’anguilles » :
Espérer que les mots traduisent la pensée
Autant traire une vache ou la faire valser
Le Mot ne traduit pas. Face à ce qui jaillit
Il se traîne, s’essouffle, il abime ou trahit (Jarniou, 2014, p. 42).
La pratique de l’alexandrin de LUI comme celle de l’argot d’ELLE sont celles de langages qui confinent au baroque, excessivement ouvragés par rapport à la norme lisse, aplanissante de la « langue de coton », langue neutre et ouatée manifestant une « tendance à la standardisation »[18] (Huygues, 2020). L’alexandrin, dans l’emploi qu’en fait Solenn Jarniou, partage avec l’argot un certain nombre de ses caractéristiques et de ses figures : musicalité et métaphores exprimant le châtiment social du chômeur (« C’est l’enfer qui vient là, je vois son aileron / Quand il fondra sur moi, mes espoirs couleront» - Jarniou, 2014, p. 12), chiasme disant son ressentiment (« Se réjouit d’une peine ou d’un petit malheur / A des envies de tuer qui nage en plein bonheur»- Jarniou, 2014, p. 12), inversions poétiques appelant à l’aide (« J’ai besoin de votre aide ici à l’emploi pôle» - Jarniou, 2014, p. 12), mais aussi marques d’oralité (tournures clivées, négations élidées, termes familiers…) participant des effets de télescopage évoqués précédemment.
Alexandrin et argot sont en somme des langages qui procèdent par expansion contrairement au langage du manager qui relève le plus souvent de la réduction : elles fonctionnent essentiellement dans la pièce sous le régime de la périphrase, mettant en œuvre une forme de copia, d’abondance ou de débordement qui est celui de sujets qui ne trouvent pas à s’intégrer dans un « cadre ». Ainsi dans la scène où ELLE réclame un verre d’eau, celle-ci a recours à pas moins de sept formules différentes[19], sans jamais parvenir à la formulation « normale » attendue par son professeur. Le comique naît donc moins du décalage et de la confrontation abrupte entre ces deux langages atypiques (langage savant et langage populaire) que de leur commune confrontation au langage de la norme, qui produit bien le télescopage que nous évoquions précédemment ; un choc des langages et des cultures, une guerre des langues matérialisée sur scène par un ring dans lequel entrent et sortent les personnages, selon qu’ils acceptent ou non les règles du jeu social.
L’œil du crapaud : l’atypie, dispositif de questionnement satirique de la norme
Face à l’atypie verbale et sociale, la norme linguistique est portée par les personnages du Conseiller et du Manager. Ces deux personnages sont incarnés à la scène par un même comédien, Christophe Gravouil ; façon de signifier au spectateur leur accointance mais aussi leur caractère réversible, étant tout à la fois les garants de la doxa socioprofessionnelle (représentation du manager, devenue récurrente au théâtre, véritable « coach » en comportement et en langage) et les victimes des effets de la précarisation qui en est le nécessaire apanage. A cet égard, la pièce est assez comparable à la technique du regard étranger, employée par les philosophes des Lumières[20]pour questionner le monde comme il va avec une feinte naïveté. Ainsi les deux ingénus vont poser un regard neuf sur les conventions de langage du monde socioprofessionnel, donnant peu à peu à la pièce les couleurs d’une réflexion linguistique.
Le langage atypique des crapauds fonctionne en effet comme un dispositif qui permet de questionner la légitimité et la violence de l’endoctrinement à cette langue professionnellement « normée », du côté du pouvoir, tout au moins celui de l’embaucheur. Le médiologue François-Bernard Huygue distingue trois formes de langage pouvoir, qu’il qualifie de « langues de censure » (Huygues, 2020, p.20) : le jargon, convention langagière d’une minorité qui produit sur les autres un effet de sidération ; la novlangue, « parole officielle formalisée et dont la répétition s’impose à tous » mais qui « s’assume comme langue d’autorité », et la langue de coton, qui s’oppose à la rigueur idéologique de la langue de bois, le coton évoquant le confort, langue « si consensuelle, si peu discriminante, si floue qu’il n’est plus possible de dire le contraire» (Huygues, 2020, p.21), du côté du politiquement correct. D’abord du côté du langage jargon, le Manager auquel recourt le Conseiller pôle emploi, désemparé par ses deux crapauds, entre en scène fort de l’aplomb que lui donne son sabir d’abord truffé d’anglicisme jusqu’au grotesque. La fonction burlesque de la parodie, telle qu’évoquée par Tomachevski[21] fonctionne à plein : il s’agit de mettre à nu des procédés mécanisés. Le ridicule change de camp et le comique va naître alors des progrès laborieux des deux chômeurs et de leurs rechutes régulières dans l’argot ou dans les rimes, de leurs résistances à ce formatage social, qui tendent à désespérer un Manager pourtant énergique et soucieux de se mettre à la portée de ses deux recrues, en adoptant d’abord leur langage.
Le premier exercice proposé par le Manager n’est pas sans évoquer l’entreprise de rééducation langagière souvent quelque peu humiliante que mènent les véritables Conseillers en réinsertion professionnelle avec ceux qui « n’ont pas les codes », dont on peut trouver témoignage par exemple, dans le film documentaire de Nora Philippe Pôle emploi, ne quittez pas ! (Philippe, 2013), faisant la chronique d’un pôle emploi du 93. Il s’agit d’apprendre à se présenter, à dire « bonjour ». Tout commence par l’enseignement de ces mots qui parlent pour ne rien dire, autrement dit par ce que Jakobson nomme la « fonction phatique du langage[22] », cette fonction qui vise seulement à établir ou à maintenir le contact entre locuteur et destinataire. Cet exercice faussement « simple comme bonjour » (Jarniou, 2014, p.20) (comme l’affirme naïvement le Manager) devient prétexte à un examen approfondi des conventions du langage normatif dans son plus simple appareil. On accède ici à une autre modalité du discours hors-norme, consistant à se poser en dehors de la norme, en qualité de spectateur (ce qui revient à refuser celle d’acteur), tenant le discours de la norme pour un objet critique, pour reprendre la terminologie établie par Jacqueline Authier-Revuz pour caractériser les formes d’hétérogénéité discursives : du « dire sur un dire » (Authier-Revuz, 1984). Tandis que le manager s’emploie à ce que ce « discours autre », celui de la phraséologie du monde socio-professionnel, devienne « discours source », les deux crapauds dissidents en font au contraire un « discours objet », « extrait du fil énonciatif » comme un « corps étranger délimité » (Authier-Revuz, 1984, p.105), pour lui appliquer un traitement critique :
Et puis le mot bonjour signifie pas bonjour
En tout cas pas souvent, en tout cas pas toujours (Jarniou, 2014, p.18).
C’est d’abord l’adéquation du discours au réel qui va être examinée par les crapauds, autrement dit la part de convention ou d’hypocrisie sociale du code qui se trouve alors soumise à un minutieux examen, en lien avec les contextes d’énonciation de la parole. Et les deux chômeurs d’énumérer les situations de communication professionnelles dans lesquelles bonjour ne signifie pas bon jour : le bonjour de la prostituée qui s’apprête à se vendre, celui autoritaire des policiers procédant à un contrôle, celui du « gars du péage » « pour qui le mot bonjour ça rime avec dégage » (Jarniou, 2014, p.19), et bien sûr le SBAM, robotique et vide, de la caissière. La conclusion est sans appel : tout acte de communication pose, au départ, le mot le « plus mensonger [23] » et le plus galvaudé qui soit, n’étant connecté à aucune intentionnalité. Déni et colère du manager sont sources de comique : lui qui pensait mener une blitzkrieg tâche au lieu de cela de se dépêtrer de cet examen métalinguistique en ravalant leur démonstration à un agrégat d’ « exceptions ». Par ailleurs, dans un passage qui parodie la tirade des nez, LUI souligne que le mot revêt des significations très diverses, selon le ton et le « volume » adopté :
Certains vont le crier, d’autres le murmurer,
On va l’exagérer ou s’en débarrasser,
Et selon notre humeur ou bien notre intention
Bonjour n’aura jamais la même traduction[24] (Rostand, 2009, I, 4).
Là encore, les deux crapauds procèdent à un travail d’expansion en montrant de quel pluriel est fait le mot « bonjour » : à chaque situation d’énonciation sa signification, liée à la posture de l’émetteur, à son état affectif au moment où il l’énonce, à l’autorité de sa parole (d’où je parle ?) comme le suggère encore LUI quand il avance que le mot bonjour n’a encore « pas la même signification / Selon notre nature ou notre profession »[25]. Parfois, le mot participe de cette « langue de coton » évoquée par François-Bernard Huygues, de celles qui masquent ou ouatent une violence sociale ou un rapport de force :
Des fois on me salue, et c’est vrai, je le jure
Ce mot de bienvenue est proche de l’injure (Jarniou, 2014, p.20)
L’artifice de langage n’est d’ailleurs pas si inoffensif qu’il en a l’air, le code normatif se retournant en outil de terreur dès lors qu’il est refusé :
Sans compter que ce mot, ce passage obligé
Il faut le respecter, sous peine de torgnoles,
De sourires en coin, de regards de traviole (Jarniou, 2014, p.18).
Contre l’entreprise d’aplanissement menée par le Manager, ELLE et LUI rendent donc le mot à toute son épaisseur, et à ses implicites de conversation et de sous-conversation.
Le second exercice consiste à charger son « bonjour » de diverses intentions, obtenues sur commande ; on n’est pas très loin des formules d’un atelier théâtre en entreprise. ELLE et LUI se plient à l’exercice et enchaînent vingt-quatre « bonjour » sur des humeurs différentes : « souriant-timide-poli-heureux-triste-ravi-pressé-minaudant-hilare-inquiet-chanté-sexy-fatigué-apeuré-ivre-crié-somnolent-terrorisé-nerveux-nauséeux-de mauvaise humeur-en colère-menaçant-hystérique » (Jarniou, 2014, p.20).
Cet apprentissage de la fausseté et des artifices de communication est complété d’un cours de « savoir vivre », destiné à enseigner au personnage l’art de la « une vraie conversation » (ibid.), c’est-à-dire à échanger des banalités dignes de La Cantatrice chauve[26], dans un langage neutre, vide et inconsistant, creux, le plus souvent mensonger : peu importe qu’il s’agisse de mensonge par invention ((Jarniou, 2014, p. 27 - « Allez-y, parlez des vôtres », conseille la Manager – « On n’en n’a pas de vôtres », répondent elle et lui « On s’en fout, allez-y inventez», rétorque le Conseiller) ou de mensonge par omission («Le Conseiller : Mais faut surtout pas le dire […] alors surtout pas »), du moment que l’on construit une image avantageuse de soi. On est ici proche des mécanismes de la novlangue tels qu’ils ont pu être étudiés par Alan Bihr dans La novlangue néolibérale, La rhétorique du fétichisme capitaliste : une entreprise d’ « oblitération » du sens (Bihr, 2007, p.14) , mais aussi, en l’occurrence, de soi.
Dans un passage en parler-chanté, le Manager se lance finalement dans un éloge de l’art de la conversation :
Parler causer
S’engager sur la voie de ce nouveau virage
Parler causer
Gare à nous gare à nous un nouvel aiguillage (Jarniou, 2014, p.35).
« Parler » équivaut à « causer », c’est-à-dire à pratiquer une langue sans saveur et qu’on ne parle pas véritablement, tissée de truismes jusqu’à la nausée. Il s’agit d’apprendre une langue qui n’énonce rien : « L’art de ne rien dire s’apprend, et la langue est ainsi faite pour ne pas communiquer » (Huygue, 1991, p.10).
Dans la mise en scène de Solange Malenfan, ces cours de théâtralité sociale, véritables scènes de théâtre dans le théâtre, sont matérialisés par une simple table, scène sur la scène sur laquelle grimpent alors les deux comédiens. Entrer dans le monde du travail équivaut en effet à faire l’apprentissage d’une petite comédie sociale, où il convient de savoir jouer son rôle et sa partie. Un film comme Les Règles du jeu réalisé par Claudine Bories et Patrice Chaignard en 2013, filmant le travail de professionnels de l’insertion qui s’occupent de jeunes demandeurs d’emploi du Nord-Pas-de-Calais, parvient au même constat par le biais du cinéma documentaire : intégrer le monde du travail est plus qu’une réinsertion. C’est une rééducation, notamment linguistique, qui revient à maîtriser les règles du jeu social mais aussi à comprendre que toute vérité n’est pas bonne à dire. Dans la pièce de Solenn Jarniou, cette théâtralité sociale mortifère s’oppose à une théâtralité vivante, quête tâtonnante et adresse véritable à autrui, quoiqu’elle soit du côté des langages-crapauds. C’est ainsi qu’on peut expliquer le surgissement du célèbre monologue d’Hamlet dans la bouche du Manager[27] : « To be, or not to be, », dont le sens est lié, selon l’auteure, à une question de ponctuation[28] : « non pas être ou ne pas » mais « être ou pas ? Etre est la question » ; non pas vivre ou mourir, mais vivre dans l’être ou dans le non-être, faire le choix d’être ou de n’être pas, choix existentiel ici présenté comme un choix de langue. La brusque conversion des deux crapauds à la vulgate du monde de l’emploi ne trompe pas le spectateur : les passages en parlé-chanté qui célèbrent leur métamorphose dans un enthousiasme béat sont assurément un outil de dérision, aussitôt démenti d’ailleurs par la détonation qui retentit au dénouement, suicide final du Conseiller pôle emploi assuré de son licenciement prochain.
Conclusion
Solenn Jarniou met en scène par le détour du burlesque la violence de cette normalisation professionnelle, qui doit en passer par l’acclimatation ou l’assimilation d’une langue lisse et fade, certes apoétique mais aussi en quelque sorte a-référentielle, la mécanique des éléments de langage prenant le pas sur le rapport du langage à la réalité. Battant en brèche l’idée assez communément répandue que l’accès au monde du travail permettrait l’accès à une sociabilité véritable, elle met en œuvre à travers la peinture de deux originaux l’intuition que devenir « employable » implique une conversion à une norme discursive faite de mots gelés, figés, lignifiés, qui sont en définitive, et au contraire, un renoncement à une communication (et à une sociabilité) véritables. La dramaturge rejoint ainsi l’intuition d’Olivier Neveux sur le monde du travail, qui n’est pas tant l’expression d’un individualisme que d’une dés-individuation :
La vulgate veut que « l’individualisme » soit source des maux de l’époque. C’est une blague lors même qu’une vaste opération pour rendre les êtres, leurs désirs, leurs besoins et leurs existences interchangeables est en cours (Neveux, 2019, p.128).
Dans cette perspective, l’atypie du discours est valorisée et présentée comme une modeste et joyeuse tentative de résistance à ce code discursif vide et standardisé qui est celui du (ou d’un certain) marché du travail. Solenn Jarniou rêve ici au coassement musical d’un langage plus vrai, grimaçant et irrégulier, invitant à percevoir ceux que manque, sans doute, notre « société de travailleurs » (Arendt, 1958) : les princes tapis sous les crapauds, ces « rossignol[s] de la boue » (Corbière, 1873).
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[1] Pour ne citer que les plus célèbres, on pourrait évoquer ici Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutou (2004), Ressources humaines de Laurent Cantet (1999) et, pour le cinéma documentaire, J’ai très mal au travail de Jean-Michel Carré (2007) ou Attention danger travail Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe (2003). Le très riche Festival « Filmer le travail », qui se déroule chaque année depuis 2009, à Poitiers, atteste aussi du succès de ce thème au cinéma.
[2] On peut penser par exemple aux romans de Thierry Bastingel, Centrale (2000) et surtout Retour aux mots sauvages (2010) qui place la question du langage managérial au cœur de ses préoccupations. Pour une étude critique, voir par exemple Aurore Abadie, Le roman d’entreprise français au tournant du XXIème siècle (2016).
[3] Ainsi, dans ma thèse de doctorat, en cours de rédaction, j’ai pu recenser un ensemble de plus de quatre-vingt pièces, françaises ou portées à la scènes française entre 2000 et 2020, adoptant, pour une très grande majorité d’entre elles, une perspective critique sur le monde du travail actuel.
[4] « [D]e partout dans le domaine théâtral, ressurgissent depuis une dizaine d’années des injonctions à la politique, résurgence heureuse après la longue restauration esthétique des années 1980 – lorsque art et politique étaient sciemment désolidarisés – mais aussi suspecte par le flou qui la caractérise. » (Neveux, 2007, p.6)
« […] nous partageons le jugement d’Olivier Neveux lorsqu’il diagnostique la résurgence d’un désir politique au théâtre depuis les années 2000» (Plana, 1994, p.51).
[5] Formule de Jean-Charles Massera, auteur multisupports, dans « A cauchemar is born », cité par Corinne Grenouillet et Catherine Vuillermot-Febvet (2015).
[6] Phénomène également repéré par Corinne Grenouillet (2015) dans le roman contemporain : « Faut-il en rire ? La défamiliarisation des discours du management et du néo-libéralisme dans trois romans contemporains » (Grenouillet, 2015).
[7] « Tout est blanc. D’un blanc qui te pénètre les narines. D’un blanc terrible, ni gris ni rien, qui te suffoque. Pas moyen de savoir si c’est liquide ou gazeux, tu te débats, en apnée, tu te débats sous la surface, tu remues comme tu peux » (Nicole Caligaris, 2006, p.54).
[8] Voir à cet égard les analyses de Corinne Grenouillet (Grenouillet, 2015, p.218)
[9] Je retranscris ici un entretien que j’ai pu mener avec Solenn Jarniou le 16 juin 2022.
[10] Ibid.
[11] Le terme revient à plusieurs reprises dans la bouche du Manager : « bonjour, c’est un code, une marque de politesse, de civilité, qui signifie : je suis normal » ou, plus tard « OK, alors vous allez parler de votre difficulté de trouver du travail, mais dans un langage normal. » (Jarniou, 2014, p. 17 et 25)
[12] Type de management examiné notamment par la sociologue Marie-Anne Dujarier (Dujarier, 2015). Elle dissocie la tâche prescrite du travail réel, qu’elle nomme « activité ». Sa thèse consiste notamment à montrer que le caractère désincarné de ce type de management par les chiffres vient de la prolifération de dispositifs conçus par la « main invisible des planeurs » (Dujarier, 2015, p. 69). Elle examine notamment les conditions de travail d’une assistante sociale.
[13]Je retranscris ici à nouveau un extrait de l’entretien que j’ai pu mener avec Solenn Jarniou le 16 juin 2022.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Elle : « Je vais chercher du taf en tenant dans mes mains mon CV et ma haine » (Jarniou, 2014, p.26).
[17] « Bon, pour que nous puissions développer ensemble un projet personnalisé d’accès à l’emploi, je dois vous poser quelques questions » (Jarniou, 2014, p.10).
[18] Pour la définition de la « langue de coton », voir le développement qui suit dans « L’œil du crapaud : l’atypie, dispositif de questionnement satirique de la norme ».
[19] « J’ai le fanal en feu » ; « Il fait sec » ; « C’est pas de la mousseline » ; « Aboule la flotte » ; File m’en please » ; « Donne z’en m’en » ; et le savoureux « Je suis en pleine pyrolyse et tu viens me secouer la pulpe du fond » (Jarniou, 2014, pp. 28-29).
[20] Voir pour les exemples les plus célèbres d’ouvrages ayant recours à cette démarche Montesquieu dans les Lettres Persanes (1721), Voltaire, dans Micromégas (1752) ou L’ingénu (1767).
[21] « Ainsi les procédés naissent, vivent, vieillissent et meurent. Au fur et à mesure de leur application, ils deviennent mécaniques, ils perdent leur fonction, ils cessent d’être actifs. Pour combattre la mécanisation du procédé, on le renouvelle grâce à une nouvelle fonction ou à un sens nouveau. Le renouvellement du procédé est analogue à la citation d’un auteur ancien dans un contexte nouveau et avec une signification nouvelle. » (Tomachevski, 1966, « Thématique », p. 301).
[22] Une des six fonctions du langage évoquées par Jakobson dans son célèbre schéma de communication visant à analyser le procès linguistique.
[23] “De tous les mots, bonjour, d’après ce que je sais / C’est le pire qui soit, c’est le plus mensonger » (Jarniou, 2014, p.18)
[24] Solenn Jarniou, op. cit., p. 20.
[25] Ibid, p. 21.
[26] Eugène Ionesco, dans sa pièce La Cantatrice chauve, créée en 1954, mène le même travail d’exhibition du vide des conversations mondaines et de la société bourgeoise, reflet d’une crise plus généralisée du sens. Voir par exemple la scène première où Monsieur et Madame Smith évoquent, entre autres banalités, la teneur de leur repas et « le yaourt », « bon pour l’estomac » (Ionesco, 2009, p. 13.)
[27] Jarniou, 2014, p.43: « Le Manager: To be, or not to be, that is the question. Wether’tis nobler in the mind to suffer”
[28] Ce qu’elle m’a confié lors de notre entretien.